Ici, dans les bas-fonds du pôle Ouest, juste sous le mur d'enceinte, les plus pauvres des polaires luttent jour après jour pour conserver leurs passes journaliers. Il ne vaut mieux pas traîner dans ces rues quand on n'est pas du quartier, et si la milice est là tous les jours, ça n'est pas pour faire régner l'ordre, mais pour exécuter les sentences d'exil les unes après les autres, comme à l'abattoir.
Sur le pas d'une bicoque en ruines, un homme rougeaud interpelle deux garçons dans la rue.
- Alors, bande de vauriens, où est-ce que vous êtes encore allé traîner ?
- On faisait un tour, P'pa.
- Ah oui, on faisait un petit tour ? On se la coulait douce pendant qu'ici, on crève de faim ? Vous ramenez vos vingt pollars chacun, bien entendu ?
Le jeune garçon se tourne vers son petit frère, hésite puis tend son bracelet vers son père.
- Tiens, P'pa, voilà déjà dix pollars. C'est tout ce que j'ai pu trouver.
- Ah ouais, dix pollars ? Ben tu vas y retourner tout de suite, et t'as intérêt à ramener les dix autres ! Et toi, petit morveux, t'as combien ?
Le petit s'est reculé, craintif, derrière son grand frère, qui tend un bras en travers.
- P'pa, tu sais, Igor il est petit, il peut pas encore travailler dur. Encore un ou deux ans, et sûr, il pourra ramener des sous à la maison...
D'un revers de main rageur, l'homme envoie une violente gifle à son fils ainé, qui tombe à la renverse.
- Il est pas trop petit, il est trop flemmard, voilà ce qu'il est ! Tu m'entends, petit con ? Tu vas bouger tes fesses et filer ramasser de l'oseille, et plus vite que ça !
Tandis que le grand frère se relève en titubant, Igor le tire par la manche et ensemble ils s'enfuient en courant, poursuivis par les insultes qui résonnent encore longtemps dans tout le voisinage.
Les deux frères marchent en silence, quand un adolescent au regard mauvais les croise. En passant, il lance une calbotte au frère ainé puis le nargue, en ricanant. Igor, qui s'est caché derrière des poubelles, ramasse un bâton et, alors que l'adversaire fait face à son frère, il le frappe de toutes ses forces dans le genou. Ce dernier hurle et tombe à terre. Igor lance à nouveau son bâton et l'assomme d'un coup ferme. Encore sous le choc, son frère se relève lentement et lui pose une main sur l'épaule.
- Eh ben ça, alors... Merci, Igor. Alors maintenant, c'est toi qui me défends... Comme tu as grandi !
- Tu vois, Nicolaï, moi aussi je peux me battre ! lance le petit garçon, en bombant le torse.
- C'est bien, Igor, je te dois une fière chandelle. Bon, maintenant, tu vas aller de ce côté, et moi par là. Tu te rappelles, tu sais tout faire, tu peux tout apprendre, et tu souris tout le temps. Tiens bon, accroche-toi, et tu verras, tu vas y arriver ! Allez, à tout à l'heure.
Le petit garçon arpente quelques rues et repère un pub face auquel un homme décharge des caisses. Il laisse l'homme rentrer, les bras chargés, puis agrippe une caisse et la porte à petites enjambées jusqu'au centre du bar. Face à l'homme interloqué, Igor sourit, le torse bombé comme un toreador, et avant qu'il ne puisse réagir, il lui propose de rentrer toutes les caisses contre cinq pollars. Le patron accepte contre quatre pollars. Une heure plus tard, le garçon tend son bracelet et empoche fièrement son argent. Il repart aussitôt pour chercher un autre travail. Quand il rentre le soir, éreinté, il a gagné douze pollars, rangé des caisses et livré quatre colis pour différents commerces dans les hauts quartiers. Sans y penser, il ramasse un bâton dans la rue et, tout en marchant, décrit des cercles dans l'air.
Près de chez lui, dans une rue déserte, trois garçons un peu plus âgés lui bloquent le passage.
- Alors, mon petit gars, on rentre tout seul à la maison ? Mais ça n'est pas très prudent, ça, tu sais ?
Tandis que les garçons l'entourent, Igor, sans bouger, serre sa prise sur le morceau de bois.
- Bon, on va faire un marché, tu nous donnes ton bracelet et on te laisse filer, sans trop te filer de raclée. Qu'est-ce que tu en dis ?
Igor a grandi dans les rues, et il sent que les deux garçons dans son dos obéissent au meneur qui l'interpelle. Sans lui laisser le temps de finir sa phrase, il fonce sur lui et le frappe au genou. Tandis que le garçon s'effondre en criant, Igor court dans son dos et lui assène le bâton dans la nuque. Alors que son agresseur s'affale au sol, Igor fait des moulinets avec son bâton en marchant vers le deuxième garçon. Après un regard effrayé, les deux garnements reculent et s'enfuient en courant.
- Bandes de mauviettes, retournez chez vos mères ! hurle Igor.
Comme il est fier de pouvoir dire ça en vrai ! Il avait toujours trouvé cette insulte tellement cool, quand son frère et ses copains la criaient aux bandes rivales pour les faire fuir...
Ilretrouve son frère à l'entrée de sa rue. A eux deux, ils ont réuni la somme queleur père exige. Ils entrent fièrement dans la maison silencieuse. Sur lecanapé, près des bouteilles vides, leur père ronfle.
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Polar Shield
Science FictionEté 2031. Les milliardaires se sont réfugiés avec leurs familles dans l'espace, tandis qu'une pluie d'astéroïdes ravage la Terre. Trois ans plus tard, ils recolonisent la planète et ses survivants. Quatre pôles sont fondés, des mondes-cités où les...