Judas [3/4]

363 43 53
                                    

Le réveil du lendemain est accompagné d'un fond de musique caribéenne et de l'odeur du café. Cela me rappelle les seuls matins où mon père, jambes croisées, lisait son Financial Times. Déjà habillé pour partir travailler, il nous assommait de chiffres de la bourse et tout un tas de mots incompréhensibles et inintéressants, alors que ma mère, heureuse de ces matin-là, lui amenait son petit déjeuner à table.

— Sasha ? tenté-je de crier avec une voix rauque.

J'entends ses pas s'approcher. Elle a dû ramener ses chaussons à pompons moches qui doivent lustrer le sol quand elle marche. Traînant ses pieds jusqu'à ma chambre où je suis étendu sur le ventre, draps au sol, probablement parce que je me suis battu avec durant la nuit. J'ouvre un œil et, enfin, j'aperçois le visage radieux de mon amie.

— Bonjour Cassius Clay !

— En as-tu d'autres des comme ça ? avancé-je sans bouger d'un pouce, le visage écrasé contre mon oreiller. Bien dormi ?

— Comme un loir ! Et toi ? dit-elle un peu trop fort.

— Très bien, lui réponds-je en grimaçant. Mais, ce matin j'ai mal au crâne, ça devient une habitude. Je crois que j'ai pris un coup par ce mec dans la tempe.

— Fais-moi voir.

Elle s'approche de moi afin de m'examiner. Son huile de coco, qu'elle applique dans ses cheveux après la douche, me vient aux narines comme une bouffée d'oxygène.

— S'il t'a réellement tapé dans la tempe, tu ne marques pas en tout cas, annonce-t-elle en se redressant.

— Tant mieux ! Je me serais mal vu lundi arrivant en cours comme si j'avais fait un combat de rue.

— Qu'est-ce qui t'as pris ? s'inquiète-t-elle.

— Ce mords-la-faim était prêt à abuser d'elle. Qu'est-ce que tu crois que j'allais faire ?

— Je sais qui elle est pour toi, James, ajoute-t-elle calmement. Assez pour comprendre ton geste. Mais, je ne t'ai jamais vu te mettre dans des états pareils pour une femme... ni pour moi, ni pour Lauren.

J'enfouis ma tête dans l'oreiller et m'étale de tout mon long en poussant un cri étouffé. Elle a visé juste.

— Je pense qu'il est temps que tu arrêtes de te voiler la face, maintenant, me confie-t-elle en me caressant dans le dos.

Je me redresse, en m'asseyant sur le bord du lit, les coudes sur les jambes et mes mains retenant ma lourde tête.

— Qu'est-ce que je fais, Sash' ?

— Mais, ce n'est pas possible ! Les femmes ont tellement fait le premier pas, que tu ne sais prendre aucune initiative ? s'exclame-t-elle en tapant sur ses cuisses.

— Tu charries ! Je l'ai fait pour Lauren rappelle-toi ? Un matin, j'ai débarqué chez elle en m'excusant.

— James, tu ne savais pas où dormir. Tu avais perdu tes clefs et elle t'avait envoyé un message quelques heures avant, en s'excusant. Ce n'est pas pareil, me rappelle mon amie avec une tête à claques. Là, tu ne sais pas ce qu'elle ressent et ce qu'elle veut. Peut-être qu'elle attend que tu agisses comme un homme qui assume ses sentiments.

Une lueur d'espoir m'illumine soudain. Sasha a raison. Peut-être que Charlie tient à ce que cette fois-ci je ne la laisse plus partir ? Mais, n'est-ce pas elle qui a décidé de tout arrêter ? Tant pis. Je tente le tout pour le tout. Lui ouvrir mon cœur comme jamais je n'ai fait auparavant. D'ailleurs, par où commencerai-je ? Bon, j'improviserai.

Tout d'abord, un thé, une bonne douche, c'est mieux d'être présentable quand on veut faire sa déclaration à la femme que l'on... que l'on quoi ? Ça aussi, j'improviserai. Bon Dieu, donnez-moi la force ! Parce que je suis une vraie plaie en amour ! Ne pas oublier l'aspirine pour mon mal de tête qui me fait sortir les tempes du crâne.

Let's go !

Good luck ! m'encourage Sasha en m'ouvrant la porte, ravie que je puisse faire ma déclaration.

Je me suis rarement retrouvé dans cette situation - ainsi dire jamais - et mon pas est rapide, comme si le temps m'est compté. Il faut que je lui sorte ce que j'ai sur le cœur. Lui dire que j'attendrais qu'elle finisse ses études s'il le fallait. Attendre la fin de cette année et que je ne continuerai pas l'enseignement. Hier, j'ai vu la façon dont elle me regardait. Elle ressent la même chose pour moi. Elle a tout de même pris ma défense face à ce pervers, en risquant peut-être de s'en prendre une. Elle l'a fait.

Je suis dans la rue Lepic, à mi-chemin de ma destination. Il fait bon ce matin et une majorité des parisiens sont sortis profiter de cette belle matinée.

Alors que je descends la rue, près d'une brasserie, j'aperçois la silhouette imposante de Simon, qui attend devant l'enseigne, journal à la main et faisant les cent pas. Peut-être voulait-il se prendre un café avant de débarquer à la maison ?

Je m'apprête à m'avancer vers lui et lui sortir une réplique amusante lorsque, soudainement, au coin de la rue, la chevelure blonde intense de Charlie vient à sa rencontre. Celui-ci la voit également et se précipite vers elle. Je me fige sur place. Il tente de la prendre par le bras, qu'elle dégage d'un revers de la main, en colère.

— Ne me touche pas sale con ! venant de la bouche de Charlie.

— Charlie je t'en prie ! Ne me force pas à te supplier, dis Simon, les mains se positionnant en signe de paix.

— Comment as-tu osé me tromper ainsi ? Me mentir effrontément ? crie-t-elle, la voix encore plus cassée qu'à son habitude.

— Je ne t'ai pas trompée. C'est une longue histoire... et c'est aussi pour toi que je l'ai fait.

— Et comment on va lui dire maintenant, hein ? T'as pensé à lui ?

— Rentre, s'il te plaît. On se donne en spectacle, lui répond-il d'une voix douce en l'incitant à rentrer Chez Julien.

Elle le toise du regard, mais je ne peux observer l'expression de son visage de là où je me positionne. Puis, elle se dirige vers l'entrée de la brasserie, Simon sur ses pas.

Ils s'installent à une table proche de la fenêtre, ce qui me laisse être témoin, des gestes tendres que mon adjoint a envers mon ex-amante. De discerner la colère chez Charlie et du regret chez Simon, son visage enfoui entre ses mains. Il a l'air fatigué. Je comprends sans entendre et par simple déduction de la gestuelle et du langage corporel qu'il cherche à lui expliquer quelque chose. Elle pleure et il la rassure en lui posant un baiser sur la main. C'en est trop pour moi. Si je dois me faire poignarder en plein cœur : c'est à ce moment précis. Je me sens trompé par les deux êtres à qui je tiens le plus. En apparence, ils se côtoient et ont l'air très proches.

Ainsi, la femme qui m'obsède jour et nuit et mon meilleur ami, sont amants.

Œuvre d'art T.I - La muse Où les histoires vivent. Découvrez maintenant