Sans conviction (1/3)

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La journée finie, je prends le bus en direction du métro Rennes. Je suis conscient que mon esprit est ailleurs - j'ai cette faculté d'être là sans l'être - entre Charlie et Delacroix, entre la déontologie et l'expertise, entre l'illicite et la peinture. Je ne différencie plus rien entre les deux sujets, mes pensées se brouillent et ma vue floutée observe la rue Assas. Le bus effectue ses haltes régulières, tandis que se poursuit, dans un rythme modéré, le défilé des parisiens. Une marche cadencée dans laquelle tous se pressent de rentrer chez eux, les uns derrière les autres, lancés au pas, tels des somnambules. Des voitures qui klaxonnent au moindre mouvement. De ce nuage qui se lève et laisse filtrer un rayon de soleil qui vient me réchauffer le visage avant de disparaître bien trop tôt, lorsque dans cinq minutes je me dirigerai dans les transports souterrains.

J'observe cette femme qui marche d'un air assuré jusqu'au bus sans parvenir à grimper à son bord. Amusé, je la regarde courir, me demandant pourquoi elle n'a pas allongé le pas plus vite. À quoi bon courir à perdre haleine, une fois que celui-ci est parti ? Les cris d'un petit deviennent assourdissants, sûrement dus - aussi bas qu'il soit dans sa poussette - à l'air confiné qui l'entoure. La route défile sous mes yeux et me renvoie des scènes furtives, tout comme ce couple qui s'embrasse devant la porte d'un immeuble. À voir leur fougue, impossible de ne pas s'imaginer que leurs ébats ne se limiteront pas qu'à ce simple baiser.

Absorbé par ce qui m'entoure, je n'ai pas fait attention à la chevelure blonde éclatante, dévalant les escaliers du métro. Charlie ! Je reste surpris de la voir emprunter le même métro que moi. Je tente de rester indifférent à sa présence, mes pieds ne coopèrent qu'avec mes idées et se mettent à la suivre. Je m'enfile dans le wagon qu'elle occupe, juste à temps avant que les portes ne se referment.

Je reste debout, appuyé contre la barre de l'allée. Serré à un tel point, que si l'idée prenait à quelqu'un de me toucher les fesses, il me serait impossible de savoir le geste intentionnel ou non.

Station St-Lazare, les wagons se vident, comme si tous les métropolitains se suivaient. Un peu comme moi avec Charlie, épaulée contre la porte faisant face à celle en fonction, quatre rangées plus loin à peine. Ses écouteurs aux oreilles et sa veste kaki à bout de bras, elle porte un t-shirt Levis blanc et un Jeans bleu clair des plus classique. Son regard plongé dans un livre qui a l'air de l'intéresser.

Plus de mille fois j'ai imaginé cette situation. Espérer la croiser et la recroiser de la sorte. Et aujourd'hui je suis là. Confronté à un destin qui souhaite me placer dans un contexte peu plaisant. Le rêve reste néanmoins exaucé et il ne tient plus qu'à moi d'aller à son encontre. J'attends que le métro reparte pour prendre mon courage à deux mains et bouscule quelques personnes envers qui je m'excuse, lancer droit devant, afin de rejoindre Charlie.

— Salut.

Pauvre con. Comme si tu ne l'avais pas remarqué de toute la journée dans ton cours, dans la cour, en sortant du bus, sur le quai.

Elle enlève ses écouteurs et abaisse son livre que j'ai eu le temps de voir. L'Odyssée d'Homère.

— M. Taylor, me salue-t-elle d'un ton solennel.

— Vous ne l'avez pas lu ?

— Si, mais il y a plus de dix ans. J'ai voulu le relire.

— On peut discuter de ce que vous savez ... ?

Elle se tortille sur place jetant des regards furtifs autour d'elle.

— Euh, oui. Vous descendez à quel arrêt ?

— À Abbesses.

—Je dois récupérer la ligne 2, ma station de métro c'est Place de Clichy.

— Très bien, je vous accompagne jusqu'à chez vous. Ce n'est pas loin de chez moi ?

— Ne vous sentez pas obligé.

— J'ai vraiment à vous parler et ça ne peut pas attendre. Je nous vois mal en parler ici.

— Très bien. Vous êtes à vingt minutes de chez moi à pied, sinon vous pouvez reprendre le métro.

— Ça ne vous dérange pas que je vous accompagne ?

— Je n'ai pas l'habitude d'avoir un garde du corps, mais si vous y tenez, dit-elle avec un sourire qui ravive les traits de son visage.

Je m'apaise et sens le stress de la journée retomber d'un trait. Le simple son de sa voix et ses sournoises répliques me remémorent notre rencontre.

Elle est près de moi. Juste merveilleuse et détendue avec son odeur, sa personnalité et son expression qui ne laisse rien paraître. Replongée dans sa lecture tandis que j'appuie ma tête contre l'une des portes du métro et ferme les yeux : Tout va bien.

Œuvre d'art T.I - La muse Où les histoires vivent. Découvrez maintenant