Le Yang

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Quand je suis entré dans la salle F366 - lieu de mon cours du lundi matin - mes élèves sont assis sur les tables et chahutent.

En passant le seuil de la porte, Jérôme se lève et s'écrie « il est là ! ». Sans crier gare, ils applaudissent à l'unisson.

— Félicitations, Monsieur, entendis-je.

Ça siffle dans tous les coins. Sans que je m'en rende compte immédiatement, il y a d'autres étudiants de mes groupes de Travaux Dirigés qui sont venus exprès pour me féliciter. Je ne sais plus où me mettre.

— Ok, OK ! Merci ! Gardez-moi cette énergie pour les révisions d'aujourd'hui ! crié-je en essayant de cacher mon embarras.

La tension retombe. J'appelle cela une douche froide : j'en suis devenu un adepte ces derniers mois.

— Oh non, professeur ! Pas d'exercices ! s'exclament certains d'entre eux.

— Eh si ! Les examens, c'est la semaine prochaine. Donc on s'y prépare. D'ailleurs, merci pour cet accueil, mais les autres groupes de TD, je vous verrai dans vos cours respectifs, salué-je en les congédiant gentiment.

Les autres élèves taquinent le TD2 avant de passer le seuil de la porte, que je ferme derrière eux.

— Merci encore. Ça me rassure que vous lisiez encore des journaux et ne passez pas votre temps devant la télé.

— Monsieur, c'est par les réseaux sociaux qu'on l'a su ! rectifie Vincent, Monsieur-la-science-infuse.

J'aurais dû deviner.

— Bon. Comme je l'ai annoncé, je vais vous donner des exercices avec plusieurs tableaux sur lesquels nous avons étudié et analysé la symbologie durant ce second semestre et vous allez devoir me faire une biographie de l'artiste, mettre le tableau dans son contexte historique, sa description, puis finir par l'interprétation symbolique. Pour finir, nous corrigerons.

J'ai eu droit à une demi-heure de silence avant que nous prenions le temps de tout corriger avec mon aide. Charlie participe peu. Et d'ailleurs, je ne lui prête que peu d'attention. La considérant, désormais, comme une élève comme une autre, mais de façon plus ferme. Rancunier, je ne lui laisse pas la parole - pour le peu de fois où elle a voulu intervenir - et ne lui adresse pas un seul regard. J'ai été déçu de son comportement ce soir-là, chez moi. Moi qui la pensais bien plus mature que ça, je m'étais lourdement fourvoyé. Sa réaction, je m'en fiche, la seule chose dont j'ai envie, c'est de mettre fin à cette relation à ma manière, à cette obsession qui me ronge depuis des mois. Il faut que je lui dise ce que j'ai sur le cœur.

C'est ainsi que je m'adresse à elle lorsque la sonnerie retentit. Derrière mon bureau, à ranger mes affaires, je l'interpelle d'un ton froid :

— Charlène Mahé, j'aimerais vous parler, s'il vous plaît.

Alors que les étudiants sortent un par un, Camille s'attarde pour me féliciter en insistant sur le fait que son père avait pris la bonne décision en m'appelant. Je la remercie. Celle-ci me caresse la main- est-ce devenu une manie chez elle ? - en soulignant d'une voix suave que je suis un homme brillant et que je mérite cet honneur. Après l'avoir gracié une nouvelle fois, elle prend la porte que je referme derrière elle.

Charlie a assisté à toute la scène et celle-ci ne lui a certainement pas plu à cause de ses lèvres pincées qui m'indiquent son mécontentement. Je sais que la salle n'allait pas être occupée durant l'heure qui suivait.

Ainsi, je m'engage à poser cartes sur table. Néanmoins, c'est elle qui prend la parole :

— Quel engouement tout d'un coup pour vous ! me félicite-t-elle, comme si nous étions de vieux amis.

— Je vois que je vais pouvoir te parler sans que tu me gifles, rétorqué-je.

Elle ne dit rien et ne fait pas de mouvement pour sortir : j'avais toute son attention.

— D'abord, je tenais à m'excuser pour la soirée de la Saint-Valentin. Je t'ai un peu brusquée. C'est juste que je ne comprenais pas ta réaction et je m'y suis mal pris.

— Je ne vous en veux pas.

Elle est revenue au vouvoiement.

— C'est à moi de m'excuser. J'y suis allée un peu fort avec vous, je n'aurais pas dû. J'ai paniqué. Pardonnez-moi.

— Merci.

Je suis assez content du recul qu'elle a pris. Elle a eu le temps de s'en rendre compte qu'elle avait été dure avec moi et surtout sans raisons.

— Comme tout le monde, j'ai su pour la vente du Delacroix, 22 millions de livres sterling ça fait combien ? 25 millions d'euros environ ? C'est ça ? s'intéresse-t-elle en changeant de conversation.

— À peu près oui.

— Vous devez être très content.

— Tout le mérite revient à Simon et son sens du commerce. Autant à toi, pour la renaissance exquise de l'œuvre.

— Vous vous sous-estimez. Vous l'avez tout de même exposé, mis en valeur. C'est vous l'expert, vous saviez dès l'instant où vous l'avez vu ce que ce tableau valait.

Mon cœur s'attendrit à ses douces paroles. À sa façon de me regarder avec admiration. À ses deux émeraudes qui me fixent... Je détourne le regard.

— Comment sais-tu cela ?

— J'ai suivi l'affaire dans les journaux pour ma part. Victor est très heureux aussi.... Alors, mes félicitations, c'est une belle réussite.

— Merci.

— C'est sincère.

On se dévisage un instant. Elle est creusée au niveau des joues et des cernes se dessinent sous ses jolis yeux. Par supposition, elle a l'air rongé par des maux ou, tout simplement, elle ne dormait peu parce qu'elle faisait beaucoup la fête.

Ça ne te regarde pas, ça n'a t'a jamais regardé d'ailleurs.

J'ai senti l'instant pour le lui dire, parce qu'il le fallait. Je prends mon courage à deux mains, car ça sera sans retour :

— Au fait, Charlie, une dernière chose.

Je fais une pause et je la fixe dans les yeux.

— Tu es logique. L'énergie Yang résonne avec l'esprit logique qui tempère l'esprit créatif.

Elle sourit.

— Peut mieux faire.

— Je m'échauffais, réponds-je, souriant à mon tour, en m'approchant d'elle. Je sens que tu tires plus sur cette énergie. La force massive d'un homme dominant son fantasme, se complaisant dans cette chaleur séductrice que tu dégages aux premiers abords, pensant avoir tout le contrôle de la situation. Mais tel est pris qui croyait prendre ? Tu es l'eau vivifiante, moteur des grands courants, luminosité spirituelle, tu éclaires par ton allure et ton ingéniosité mais crédule, tu cherches une popularité qui ne te va pas. Cachée derrière une histoire sordide, ta lâcheté face à la force d'un être Yin dans un corps masculin te fait peur. Et tu n'écoutes pas ton intuition féminine qui est la seule à ne pas se tromper. À trop penser que l'on est quelqu'un d'autre, on se perd. Qui a déstabilisé qui, désormais ? posé-je à la vue de son expression surprise. Je te l'ai dit : tel est pris qui croyait prendre.

— Je vous applaudis, s'exclame-t-elle en mettant le geste à la parole en ajoutant dans un murmure, le regard noir. Cependant, la carapace est difficile à casser, Monsieur Taylor.

— J'y arriverai. Je saurais ce que tu me caches. Crois-moi, je prends du temps pour observer les belles œuvres mais je découvre toujours leur secret, lui dis-je froidement. Bonne journée à vous Mademoiselle Mahé.

Je lui ouvre la porte, sans un regard. Une fois seul, je regarde sa place vide : l'obsession s'arrête ici.

Œuvre d'art T.I - La muse Où les histoires vivent. Découvrez maintenant