Certains généraux comprenaient la tactique de leur dirigeant, et d'autres étaient horrifiés par la démarche. Daniel Moscov avait revêtu l'uniforme qu'il portait lorsqu'il avait tué Jacob de Harval. Il ne l'avait pas lavé. Le sang avait séché mais il était toujours présent sur le blanc auparavant immaculé. Aysha d'Auguste n'avait plus de pays, plus d'armée, plus de mari, il ne restait qu'à finir de la briser psychologiquement. C'était l'heure du dîner. Daniel avait invité à sa table, sa cousine. Et quoi de mieux que de la recevoir dans un informe allénien couvert du sang de son défunt mari. Si Daniel avait été metteur en scène pour le théâtre, ses scènes auraient été d'une dramaturgie exacerbée. Il saisissait clairement les subtilités de la mise en scène et la pression morale que pouvait avoir un instant si celui-ci était orchestré. Aysha fut amenée par deux gardes qui ne lui adressèrent aucun regard. Le diner semblait somptueux. Un boeuf entier avait été préparé, des dizaines de fruits comblaient le peu de vide que laissait les boissons et accompagnements divers. Daniel était derrière une chaise, les mains dans le dos, et le regard fier. Aysha l'apercevant, elle eut envie de vomir, de le tuer de ses propres mains, voire même de hurler, mais elle ne fit rien. Elle en était incapable. La fatigue, la tristesse, la peur...Tous les sentiments se mêlaient. Ce sang...Elle sut. Elle sut que c'était celui de Jacob. Une rage immense prit possession de tout son corps, son âme et lorsqu'il s'approcha pour lui reculer la chaise, elle eut ce cri qui se bloqua dans sa gorge. Comme une boule d'hurlement. Elle s'assit sans un mot, tremblante comme une feuille avec le vent. Daniel prit place à son tour à l'autre bout de la table:
-Du vin ? Il vient du Monterre. Précisa Daniel.
Aysha ne répondit pas. Elle fixait son assiette:
-J'aime la couleur du vin. Continua Daniel sur un ton apathique. Ce rouge sang.
Jamais Aysha ne s'était sentie aussi faible. Faible physiquement et psychologiquement. Puis elle ne pensait qu'à une chose. Elle murmura difficilement comme-si elle n'avait pas parlé depuis des mois et des mois:
-Où sont mes enfants?
Daniel prit une gorgée de vin et dit d'un ton fort:
-Je n'en ai aucune idée.
Elle fut soulagée. Comme un immense poids qui disparaissait. Rafael avait réussi:
-Tu n'es pas très causante Aysha.
- Je n'ai rien à dire.
- Comment trouves-tu ma tenue?
-Abjecte.
-L'effet recherché. Sourit Daniel.
Il se leva et s'approcha avec le vin. Il en servit un grand verre. Comme du sang qui coulait. Daniel mit sa main sur l'épaule de sa cousine, elle pleura. Brusquement elle quitta sa chaise, donna un coup franc dans le verre de vin qui se renversa sur le sol et qui se brisa en morceau. Elle hurla :
-Monstre!! Monstre!!
Daniel prit une gorgée de vin, tenant son verre, comme dans une soirée mondaine puis il ria:
-Voilà la réaction que j'attendais!
Aysha se laissa tombé le long du mur, pleurant à chaudes larmes, cachant son visage dans ses mains. Magnus de Harval arriva dans la salle à manger. Cette scène le saisit. Aysha en pleure sur le sol, Daniel debout dans son costume en sang séché et son verre de vin à la main. Ce dernier se tourna vers le jeune de Harval:
-Ah! Tu arrives au meilleur moment! Aysha allait enfin comprendre ce qu'elle est vraiment! Médiocre, lâche et pathétique. Du vin Magnus?
- Non merci.
-Où est Jacob ? Demanda Aysha à Magnus.
-Dans une chambre au dernière étage. Il a été embaumé.
Elle fut de nouveau rassurée. Elle pourrait encore voir son visage, voir son corps, et peut-être même l'inhumer de façon augustine et ainsi sa jeunesse serait éternelle. Magnus s'approcha de Daniel et lui murmure discrètement à l'oreille:
-La première partie de la flotte Alléno-Manaée est proche.
-Dit aux capitaines de navires de se préparer.
Magnus acquiesça d'un signe de tête avant de quitter la pièce:
-Tu as entendu chère cousine. Belle-maman vient te sauver. Pia de Harval envoie sa flotte pour toi. Au moins ton mariage aura servi à quelque chose.
Daniel claqua la porte, laissant Aysha seule, le dîner était encore chaud. Elle pensa à chacun de ses enfants, l'unique raison pour laquelle elle était encore en vie. Ils avaient besoin d'elle. Reste forte, pensa-t-elle, ne laisse pas Daniel l'emporter si facilement.
Au loin, les bateaux de la flotte manaées et alléniennes avançaient vers Balsam. Sur le fort de la capitale augustine, Daniel prit des jumelles et observa la scène. Évidemment, face aux puissances des deux nations qui arrivaient vers lui, il était peu confiant, mais il ne devait pas être défaitiste. La flotte augustine fut réquisitionnée, et elle s'orientait vers ses ennemis. Les grands bâtiments de ferrailles s'élançaient l'un vers l'autre, prêt à s'affronter sur une mer calme et habituée par ce genre de conflit. Magnus arriva près de Daniel, et posa une main sur le vieux muret qui les séparait de l'eau, et de certains bateaux amarrés. Le soleil tapait si fort, que la transpiration tombait des tempes de Magnus jusqu'au coin de sa bouche:
-Alors? Que penses-tu de cette bataille? Demanda Magnus.
-Tu parles de l'issue? Négative à mon avis. Mais c'est juste pour gagner du temps.
-Du temps pour?
-Anéantir Aysha, afin qu'elle accepte d'épouser Énis. Si Énis possède l'Auguste alors Pia de Harval n'aura plus rien à dire. Tout cela ne sera que légal, par définition. Nous sommes trop faible militairement, alors usons de la force diplomatique. L'Auguste deviendra une extension du royaume du Targon.
-À ce propos où est Énis? Là-bas!
Daniel ponta du doigt un des bateaux qui voguait follement vers les autres. Énis aimait être au plus prêt de l'action, toujours. Quoi qu'il arrive, il était devant tout le monde, prêt à en découdre et à brandir son pistolet, son fusil, ou son épée. Une première explosion retentit. Deux navires se longeaient. Les canons d'acier étaient de sortie, et la ville entière trembla. Nouvelle détonation. La fumée rencontra le ciel, comme une nuée de feu, un brouillard opaque et oppressant. Magnus sentit Daniel se crisper prêt de lui. Il tenait fermement les jumelles, la mâchoire ferme, les dents serrées. Énis devait gagner du temps, à tout prix avant que Pia de Harval n'arrive dans les prochains jours. Elle viendrait avec encore plus de force et de rage:
-On ne devrait pas lancer l'aviation? Dit Magnus pressant.
-Non. Murmura Daniel. C'est trop tôt. Les portes avions Manaés n'arrivent que dans quelques jours. Gardons nos forces.
-Énis devrait revenir?
- Laisse-le faire l'idiot. Il pense qu'un bon dirigeant fait la guerre, et se bat. Mais un bon dirigeant laisse les autres avoir du sang sur les mains. Un bon dirigeant sait ce qu'il doit déléguer et ce qu'il doit faire par lui même.
Un nouveau tremblement coupa court à la conversation. La fumée rendait la bataille lointaine et invisible, seuls quelques points rouges ou oranges rendaient perceptibles la lutte. Des corps sans vie tombaient déjà à l'eau. Daniel murmura:
-Je trouve les batailles navales poétiques, comme une symphonie, des coups qui se répondent, des bruits incessants, des hurlements profonds et des disparitions soudaines. Tout cela presque à l'unisson. Admire la beauté Magnus. Admire ce dont l'homme est capable. La paix est d'un ennui profond, la guerre c'est le but de toute une vie. L'oeuvre de toute une vie.
Daniel eut ce sourire de virtuose de la musique. Pour lui il n'était qu'un artiste qui guide ses hommes vers la symphonie des canons, et des notes de feu. Mais le problème des symphonies, des spectacles de musiques, c'est qu'une fois que nous les avons vu, nous connaissons la fin.
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Les Seigneurs de Fallaris Tome 3: Garmanie
Historical FictionHistoires politiques, amoureuses et fictionelles sur un monde dominé par les Seigneurs de Fallaris. http://lesseigneursdefallaris.tumblr.com/ Tome III: Garmanie "Le plus beau jour de la chute d'un tyran, c'est le premier" Tacite Huit ans aprè...