Chapitre VIII - Le silence

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Le jour qui suivit la mort de Mme Qualach, ce fut l'effervescence au Lycée. Bien que cela ne permit pas de rendre leurs souvenirs aux autres élèves, l'événement fit assez de bruit pour que la directrice en personne demande aux médias de ne pas relayer l'affaire. Le jour même, une minute de silence fut imposée à la récréation, suite à laquelle Mme Lecourt leur raconta ce qu'il s'était passé : au petit matin, la dame de ménage aurait découvert le corps en faisant son service, et en aurait aussitôt avisé les pompiers. Malheureusement, c'était trop tard: Mme Qualach s'était suicidée.

Bien sûr, et les Littéraires le savaient, ce n'était pas entièrement la vérité. Mais pour l'instant, nulle place pour les remords. Le monde risquait d'être anéanti, et ils se devaient de trouver le maximum de réponses pour l'empêcher.

Non loin de là, dans les couloirs de l'établissement, si calmes en comparaison de l'extérieur, Claire Tirso-Molinier, professeure de littérature anglaise, se hâtait vers le troisième étage, afin de préparer son cours. Cependant, lorsqu'elle s'apprêta à s'engager sur l'escalier, quelque chose la paralysa sur place, comme une sorte d'anxiété incontrôlable. Se sentant épiée, elle tourna la tête vers la gauche. Là, adossé au mur, Sacha lui souriait innocemment. Aussitôt, le sentiment d'anxiété disparu. A la fois surprise et confuse, elle s'adressa à lui.

- Sacha ? Tu m'as fait peur... Tu étais malade ? Ça fait tout de même plus d'une semaine que tu n'es pas venu en cours...

Il ne lui répondit pas, et se contenta de continuer à lui sourire, rendant l'ambiance de plus en plus malsaine. Mal à l'aise, Claire poursuivit malgré tout.

- Qu'est-ce que tu fais tout seul, ici ? Tu n'es pas avec les autres pour la minute de silence ?

Sans se démunir de son sourire, il lui répondit enfin.

- Ah, le silence. N'est-ce pas là l'une des plus grandes illusions de l'existence ? Le silence n'existe pas. Il ne le peut. C'est irrévocable.

Haussant un sourcil, Claire reprit son chemin avec le petit sourire typique qu'elle abordait lorsque Sacha sortait une connerie. Mais cette fois, elle dut se forcer. Elle ne sut dire pourquoi, mais la peur lui tenaillait le ventre. Elle n'avait qu'une envie : s'en aller au plus vite. Elle accéléra. Avant de piler net. Là, devant elle, Sacha était de nouveau adossé au mur, avec ce même sourire. Avec un mouvement de recul, elle regarda en bas de la cage d'escalier, là où elle l'avait vu quelques secondes plus tôt. Elle dut se rendre à l'évidence : il n'avait pas bougé d'un pouce. Sentant l'appréhension monter, elle se retourna alors lentement vers le pan de mur qu'elle venait de quitter des yeux. Nouveau choc : il n'y avait rien. Elle rit intérieurement. Son imagination devait encore lui jouer des tours. Après avoir grimpé l'escalier, elle longea le couloir pour arriver devant sa salle de classe. Elle déverrouilla la porte, déposa ses affaires et s'installa à son bureau. Un mot était posé sur celui-ci. Claire le lut. En pattes de mouche; il était écrit "Un railleur sachant railler est un bon railleur". Aussitôt, le sentiment de peur reprit le dessus. Elle reconnaissait cette écriture. Tremblante, elle posa le papier sur la table et releva la tête. Les chaises destinées aux élèves, auparavant vides, étaient désormais occupées. En voyant par qui - ou plutôt par quoi - Mlle Tirso-Molinier eut un haut-le cœur. Face à elle, une vingtaine de cadavres brûlés lui souriaient innocemment. Assis sur leurs chaises, les bras tendus sur la table, leur peau semblait avoir fondu, laissant entrevoir leurs muscles noircis par le brasier. Ils étaient là, à fixer Claire de leurs grands yeux bleus délavés, ce terrifiant sourire suspendu à leurs lèvres décharnées. Pétrifiée par la peur, celle-ci ne put que contempler cette terrible assemblée, et arriva à une constatation qui lui glaça davantage le sang : à en juger par leur taille, il ne pouvait s'agir que d'enfants. Au bout d'une minute de silence et de peur, ils ouvrirent la bouche de concert, et se mirent à chanter doucement. Au début, Claire n'entendit pas leurs murmures, puis à mesure que le chant s'intensifiait, elle saisit l'unique phrase qui se répétait en boucle, sans pour autant la comprendre.

- ...Rejoins-nous Claire, ne nous laisse pas mourir, Rejoins-nous Claire, ne nous laisse pas mourir...

Les enfants la fixaient toujours, et le chant gagnait rapidement en intensité, si bien que Mlle Tirso-Molinier dut rapidement se boucher les oreilles. Mais le cauchemar ne comptait pas s'arrêter là. Un feu semblait s'être allumé au fond de la salle, et gagnait progressivement l'intégralité de celle-ci. Bientôt, la pièce entière fut la proie des flammes, excepté le bureau du professeur, lequel semblait miraculeusement protégé par une quelconque frontière. Terrifiée, Claire ferma les yeux, alors que le chant se transformait peu à peu en hurlements de souffrance et d'agonie. Même ainsi, elle pouvait entendre ces cris d'horreur qui lui perçaient l'âme. De la sueur perlait sur son front. Elle attendit. Cinq minutes, peut-être dix, elle n'aurait su le dire avec certitude. Lorsque les cris cessèrent enfin, elle ouvrit les yeux. Rien. La salle était vide, telle qu'elle avait toujours été. Elle retira les mains de ses oreilles. Elle regarda à droite, puis à gauche. Pas de brasier. Pas de corps calcinés non plus. Elle soupira. Un rêve ? Probable. Il lui arrivait de s'assoupir inopinément de temps à autres. Elle baissa alors les yeux sur son bureau afin d'enfin préparer son cours, puis se figea net. Une nouvelle note y était posée à la place de la précédente, de ces mêmes pattes de mouche si reconnaissables. Déglutissant, Claire s'en saisit, et la lut à mi-voix :

"Voyez-vous, très chère, c'est CELA que vous autres nommez le silence."

Histoire d'une Ascension Où les histoires vivent. Découvrez maintenant