La Tour d'Ivoire

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« Can you remember who you were, before the world told you who you should be ? »
KW

J'étais la seule à regarder. J'avais toujours été la seule, et je le serai à jamais.

Pourquoi voir la vérité en face ? Pourquoi vouloir regarder la laideur, le chaos, la désolation alors que la perfection était devant nous, juste là, à portée de main ? Pouvais-je seulement les juger ? Pouvais-je leur en vouloir de m'avoir tout, absolument tout donné ?

Non. Je ne pouvais pas.

Je regardais l'horreur qu'était devenu notre monde par la gigantesque baie vitrée occupant tout le mur de ma gigantesque chambre. Gigantesque, oui, encore et encore. Tout était gigantesque ici. Tout, sauf la bonté et la charité. Mais cela ne semblait gêner personne. Et moi, est-ce que cela me dérangeait ?

Je baissai les yeux, des milliers de kilomètres d'acier, de verre, et d'ivoire me séparaient du sol. Je vivais aux 27 195ème étages de la Tour d'Ivoire. Cette prouesse architecturale avait été construite il y a des milliers d'années. Faite de verre, d'acier, de béton, et recouverte d'ivoire, elle filait vers le ciel, s'entortillant sur elle-même, comme si elle voulait atteindre Dieu lui-même, et s'étendait sur des kilomètres de circonférence en profondeur. Je ne pensais pas que nous atteindrions Dieu un jour, j'espérais pour lui, en tout cas... Il serait bien déçu de voir ce que sa création était devenue. Mais encore faudrait-il qu'il existe... Et ça, les miens l'avaient bien compris, et avaient rejeté avec fermeté son existence depuis des siècles. S'en était suivi des guerres, du sang, la mort.

Lorsque la guerre ne faisait pas rage, les vols, les assassinats, les règlements de compte n'en finissaient plus, la loi du plus fort dans sa gloire la plus totale. Les femmes ne pouvaient se promener sans se retourner toutes les minutes, de peur de se faire agresser. Les homosexuelles se faisaient rouer de coups, les personnes âgées étaient assassinées pour leur maison. À cette époque-là, un groupe de 4 jeunes gens, 2 hommes et 2 femmes, brillants, cultivés, puissants, avaient commencé à faire entendre leur voix, leurs idéaux avaient fait le tour du monde pour arriver jusqu'aux oreilles des principaux intéressés. L'idée était simple ; laisser les pauvres, les personnes sans culture, sans éducation, se débrouiller seule. Tandis qu'eux, « l'élite de la nation » irait se construire une ville, un royaume à leur image, sans ces « sauvages sans cervelles ».

C'est ce qu'ils firent. Ils furent qu'une petite minorité, sur les 7,5 milliards d'habitants de la Terre, seul un million fut accepté. Ils commencèrent à construire des murs, à sécuriser les centres-villes, à se barricader. Puis une idée encore plus brillante naquit dans leurs esprits. Une Tour. Une tour immense, capable d'accueillir ce million d'êtres humains, les seuls qui valaient la peine de vivre.

Le projet dura des centaines d'années. Les quatre Créateurs en eurent l'idée en l'an 2750. Elle fut pleinement construite en 3230. Et aujourd'hui en 4507, des milliers d'années plus tard, elle tenait toujours debout. Nous ne manquions de rien, à tel point que l'idée de reposer les pieds sur le sol ne nous avait jamais effleuré l'esprit. Je pouvais tout à fait aller me promener dans une petite ville, sous la chaleur d'un soleil artificiel, ou alors bronzer sur une plage de sable fin, ou faire du vélo, skier, me perdre dans un jardin, une forêt, je pourrais fermer les yeux et sentir les senteurs exquises des sapins, d'une rose, et du vent caressant ma peau.

Notre technologie était telle que nous pouvions tout créer, y compris des êtres humains. Très vite, les miens, les habitants de la Tour ne furent plus rassasiés, ils en voulurent plus, toujours plus. Ce fut ainsi que je vis le jour, moi et tant d'autres enfants. Oh, bien sûr, je suis née d'un père et d'une mère, j'ai passé neuf mois dans le ventre de cette dernière. Mais je n'étais pas normale. Du moins, pas comme les hommes et les femmes d'avant l'entendaient. J'étais parfaite. Mes parents m'avaient voulu ainsi, ils m'avaient créé, avaient pu choisir la couleur de mes cheveux, de mes yeux, de ma peau, ma taille, la forme de mon visage, de mes mains, et même de ma voix.

Résultat ; j'étais d'une beauté sans égale, humaine sans l'être vraiment, une fille de 18 ans génétiquement modifiée pour plaire.

La manipulation génétique était entrée dans nos mœurs en prenant beaucoup de temps, mais aujourd'hui, elle était aussi normale que de se faire les ongles. Tout comme la chirurgie esthétique ou d'autre chose dans ce genre.

Que devais-je penser ? Qui devais-je croire ? Qui étais-je vraiment ?

Mes yeux se perdirent dans la contemplation du désastre que nous avions causé. En les laissant seuls, ils s'étaient entretués, les guerres avaient continué, mais sans nous. En partant, nous avions presque épuisé toutes les réserves de notre planète pour créer la Tour d'Ivoire et survire pendant des années. Mais ne vous en faites pas pour nous, nous, les habitants de la Tour, avions réussi à tout recréer au sein de notre forteresse imprenable. Mais pas eux.

Il n'y avait presque plus rien, la Terre était ravagée de partout, devant moi, je voyais presque les limites du pays, et la désolation me coupa le souffle. J'imaginais, sans pouvoir les voir, les vieilles cabanes de bois, les gens affamés, en haillons, qui crevaient pendant que nous vivions dans notre luxe.

La ville la plus proche était Narda, je la voyais, elle était plutôt grande, mais en ruine, pourtant, à en croire les miens, des milliers d'âmes y vivaient. Que faisaient-ils ? Avaient-ils perdu espoir ? Que pensaient-ils lorsqu'ils regardaient la Tour d'Ivoire, étincelante de beauté ?

Je me détournai, incapable d'en supporter davantage. Personne ne regardait dehors, personne ne voulait voir ceux « d'En Bas », moi seule y prêtais un coup d'œil, mais personne ne devait le savoir. Même si la Tour d'Ivoire était constituée de verre, personne ne voyait l'extérieur, à la place, des images étaient projetées sur les vitres, des paysages de villes, de montagnes, de lac, de mer, plus vrai les uns que les autres, mais aucun ne reflétait la réalité, il était tellement plus facile de faire comme si de rien n'était, après tout.

Avec un soupir, je remis mon hologramme préféré, une montagne enneigée, une des seules choses que ne pouvait m'apporter la Tour d'Ivoire.

Voilà, je ne voyais plus, comme tous les autres.

Je consultai ma montre : 18h. Je grimaçai, j'avais encore une fois rêvassé... J'avais 45 minutes pour me préparer, mon père n'accepterait pas un autre retard de ma part, je devais être aussi parfaite que mon enveloppe charnelle. Douce et docile.

Je m'assis devant ma coiffeuse cerclée d'or et contemplai mon reflet. Mes parents n'y étaient pas allés de main morte... Une peau d'albâtre, sans imperfection, des joues légèrement rosées, de longs cheveux aux mille nuance de blonds avec des ondulations parfaites, des sourcils parfaitement dessinés, de longs cils noirs, une bouche pulpeuse sans être trop grosse, un nez droit, le visage sculpté, un cou gracile, un corps grand, fin et élancé. Le plus impressionnant restait mes yeux. D'un violet surnaturel, ni trop clair, ni trop foncé, ils avaient fait de moi un vrai mythe pour tous les habitants de la Tour d'Ivoire. Pour le plus grand plaisir de mes chers parents...

Pas la peine d'attirer encore plus attention sur moi, surtout ce soir... Je me contentai de me coiffer les cheveux, que je décidai de laisser lâcher, et d'une touche de parfum, à la violette, évidemment. J'enfilai une robe souple rose pâle, qui allait à ravir avec mes yeux et des escarpins de la même couleur. Sans oublier la broche nacrée en forme d'oiseau qui me venait de ma grand-mère que je vins accrocher dans mes cheveux.

Une colombe, m'avait-elle dit, jadis symbole de la paix, pour que, toujours, ce soit ton cœur, et rien ni personne d'autre qui guide tes pas.

J'avais 9 ans à l'époque, c'était le jour de sa mort. J'avais toujours un souvenir tendre et aimant de ma grand-mère. Je me souvenais de ses yeux bruns pétillants de malice, de son sourire, et de ses petites attentions, elle aurait tout fait pour moi. À l'inverse de mes parents, pour qui je ne ressentais qu'un profond dégout.

La Tour d'Ivoire - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant