Le bal des seigneurs, partie 1

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« I hate my family so much. »

-Era Eléazar ! hurla une voix féminine, sèche et dure ; celle de ma mère. Nous n'attendons que toi !

            Je soupirai, déjà lasse de la soirée ennuyeuse qui m'attendait. Aux yeux de mes parents, je n'étais qu'une jolie chose à exhiber devant leurs amis. J'étais connue pour être la plus belle femme de la Tour. Cette réputation me suivait depuis le moment où j'avais vu le jour. Depuis, j'étais une sorte d'objet qu'on trainait de diner en diner, de cérémonie en cérémonie, pour faire jolie, pour en mettre plein la vue aux hauts dignitaires Ivoiriens, dont ma famille faisait partie.

            Mais c'était ainsi, je ne pouvais pas me plaindre après tout, j'avais tout ce dont je pouvais rêver. Il me manquait juste une chose... la liberté.

            Je jetai un dernier coup d'œil à mon reflet, chose inutile, le miroir me renvoya l'image d'une jeune fille sans défaut, parfaite. Moi. Era Eléazar. De la Tour d'ivoire. Fille de Magdalena et Azel Eléazar. Une des familles les plus riches, les plus puissantes et influentes de notre monde.

            Je sortis de ma chambre d'une démarche souple et contrôlée, comme on me l'avait appris. Je me souvenais des coups, des insultes, et des punitions lorsque je faisais un pas de travers, ne me tenais pas droite, grimaçais, jurais, ou laissais entrevoir mes émotions. Le visage infect de ma mère s'imposa à mon esprit. Elle avait hanté mon enfance. Tout comme mon frère. Rien n'était jamais assez bien pour eux. Mon père, quant à lui, ne disait jamais rien.

            Je traversai le long couloir me menant au séjour. La moquette azur et dorée sous mes pieds semblait vouloir m'aspirer, m'attraper les chevilles, me pressant de revenir sur mes pas pour retrouver la sécurité de ma chambre. Mais c'était impossible, je devais jouer le rôle que ma famille avait écrit pour moi alors que j'étais encore qu'un simple fœtus.

            Notre appartement, digne d'un seigneur, faisait un étage entier. Ce qui était absolument monumental, personne, enfin presque, ne vivait dans un tel luxe. On pouvait loger jusqu'à 30 000 personnes dans un étage, et le tout dans des conditions de vie des plus confortables. Personne n'était pauvre dans la Tour d'Ivoire.

            J'arrivais enfin dans le salon principal. Trois personnes, grandes, minces et sèches se tournèrent dans un même mouvement vers moi. Leur visage n'exprimait aucune émotion, aucun sentiment à mon égard, leur fille, leur sœur. Rien. Des regards froids, vides, sans une autre expression que celle de leur propre laideur intérieure. Mes yeux reflétaient-ils aussi la même chose ? Sinon, cela n'allait pas tarder à m'arriver à moi aussi.

            Je les regardai un à un. La famille Eléazar était blonde de génération en génération, et cela depuis des milliers d'années, merci la manipulation génétique. C'était la marque de notre famille, ce blond doré strié de mèches aussi pâles qu'un clair de lune. Une couleur unique, somptueuse, qu'aucune autre famille ne possédait. D'ailleurs, mis à part une exception près, personne à la Tour ne pouvait naitre avec les cheveux blonds, ce soi-disant privilège revenait à ma famille. C'était notre marque, notre symbole. Magdalena Eléazar, ma mère, les avait attachés en un chignon strict. Ses lèvres rouges pincées, ses sourcils blonds, son tailleur bleu foncé de la même nuance que ses yeux, et son visage maquillé à outrance, tout était parfait grâce au miracle de la génétique et de la chirurgie esthétique. Sous ses couches de maquillage, elle était belle, mais sa beauté extérieure n'était qu'un leurre, sous ces airs sévères et monarchiques se cachait un tyran sans scrupule ni pitié. Un être abject.

            Mon père, Azel, héritier de la famille Eléazar, était un scientifique de génie, ses yeux noisette piquetés de verts pétillaient d'intelligence. Son esprit brillant notait tout, remarquait le moindre détail. Je crois qu'il m'aimait sincèrement, même s'il n'en laissait rien paraitre. Mes parents avaient dans les 60 ans, mais aucun cheveu gris ne parsemait leurs mèches claires, et ce n'était que récemment que de petites ridules étaient apparues au coin de leurs yeux, ce qui avait fait hurler ma mère, qui s'était empressée de se faire lifter. Nous vivions longtemps, dans les 170 ans, même si le maximum fut de 204 ans.

            J'espérais pour le monde entier que ma mère mourrait avant.

            Puis venait mon frère, Galaad Eléazar, de 7 ans mon ainé, il avait passé mon enfance à me surprotéger, à m'étouffer, m'empêchant de vivre, de voir mes amis, ou de m'amuser. Je n'avais jamais eu le droit de jouer comme les autres enfants Ivoiriens. Non. J'étais une descendante des quatre Créateurs. Je n'avais pas le droit de faire ce que je voulais, je devais respecter des règles ultras strictes et Galaad avait toujours veillé que je me plis à tous mes devoirs. Ses yeux dorés me détaillaient avec arrogance, et si je continuais à fouiller son regard, j'y trouverais la cruauté et le sadisme qui le caractérisait. Ses boucles blondes encadraient gracieusement son visage au trait parfait, chacun aimait à dire que nous nous ressemblions comme des jumeaux, mis à part nos yeux, nous étions pareils. Mais la ressemblance s'arrêtait là. Mon frère avait peut-être le corps d'un ange, mais son esprit était le plus démoniaque que je n'avais jamais croisé.

            Il était drapé de blanc et d'or, il ne se laissa pas déstabiliser en voyant mes yeux le détailler et se contenta de me sourire avec assurance.

            -Tiens-toi correctement Era, persifla ma mère, on ne dévisage pas ainsi les gens. Ne t'ai-je donc rien appris ?

            -Pardonnez-moi, mère, soufflai-je en baissant les yeux.

            Ma voix, claire comme le plus pur des cristaux, résonna dans le salon et sembla détendre ma mère. Ma voix, mon corps, mon regard avaient toujours suscité ce genre de réaction chez les autres.

            -Nous devons nous hâter, finit par dire mon père, en consultant sa montre en diamants. Pas question de les faire attendre.

            Mon frère me présenta son bras, son petit sourire toujours collé aux lèvres. Je l'acceptai à contrecœur et pris une profonde inspiration que Galaad fut le seul à attendre, heureusement pour moi.

            Il se pencha et murmura à mon oreille :

            -Allons petite sœur, ne fais pas cette moue boudeuse, je suis toujours là moi.

            Je ne réagis même pas et gardai les yeux rivés devant moi. Galaad adorait jouer avec moi et pas question de lui faire le plaisir de lui montrer ma peur ou mon dégout.

            Nous sortîmes de nos appartements, et empruntâmes des couloirs immenses, de marbre, d'or, d'argent et des diamants les plus gros qu'ils soient. Mais je ne les voyais pas, je n'y faisais même plus attention. En réalité, je ne me souvenais même plus du trajet jusqu'à la salle de réception.

            J'étais ailleurs, perdue dans mes pensées, dans ce monde où je pouvais être moi, où j'étais l'unique reine, où j'étais libre.

            Des gardes étaient postés à l'entrée des lourdes portes de bronze, à notre arrivée, les deux hommes s'empressèrent de nous ouvrir la porte. Et l'enfer commença pour moi.

La Tour d'Ivoire - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant