La vie, c'est maintenant.

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Jace

J'approche mes mains gelées du feu qui ne paraît me faire aucun effet face au froid ardent. Après avoir bu une gorgée de ma bière, je referme ma veste et remonte la capuche sur ma tête. Je me rapproche un peu plus des flammes rouges, et frotte mes mains comme si ça suffisait à réchauffer mon corps endolorit pas cette nuit glaciale. Je jette un coup d'œil à la maison, pris d'une envie irrésistible de me lover dans des draps douillets, sur mon canapé, à boire un chocolat bouillant et manger des cochonneries. Mais je n'ai aucune envie de passer du temps dans cette maison trop vide et trop pleine de souvenirs. J'entends encore son rire, je vois encore son sourire, tout me pousse à me geler le cul dehors, dans cette dernière nuit de l'année. Je prends une autre gorgée de mon breuvage trop froid, qui gèle ma langue et ma gorge. Devant moi, le lac subit tout autant que mon corps les caprices hivernales. Il est complètement gelé. Tout autour, le givre s'empare des sapins, des branches nues d'arbres géants comme des monstres désarticulés, de la terre et d'un restant de fleurs coriaces. La forêt est sous l'emprise de ce froid mordant et des ombres inquiétantes de la nuit. Il ne reste exactement qu'une heure avant la nouvelle année, et je m'en cogne. Ce Nouvel An, je le passe seul, et je m'en cogne ! Pas de décompte débile, d'effusion de joie où nous sommes tous obligés de nous embrasser comme des abrutis, pas de temps perdu à souhaiter les meilleurs vœux et à se promettre qu'on sera une meilleure personne, pour cette nouvelle année. Connerie. C'est comme dire après une sévère gueule de bois que jamais on ne fera l'erreur de boire jusqu'à en perdre la tête. Et à la première fête qui se présente, on se lâche et on boit comme un trou.

Connerie. Les promesses qu'on se fait, les espoirs qu'on tisse comme des toiles d'araignées qui finissent par nous piéger.

53 minutes.

Je finis ma bière d'une traite et attrape la bouteille de Jack que j'ai pris soin d'apporter. Je vais me bourrer la gueule et me faire ma propre fête. Qu'est-ce-que j'en ai a foutre d'être seul ? Ne l'ais-je pas toujours été, après tout ? Je m'empare de mon portable et mets une musique au hasard. Puis je me lève avec ma bouteille dans une main et danse comme un demeuré sur Marcia Baïla des Rita Mitsouko. Je me déhanche au rythme effréné, sur des paroles qui ne suivent pas les mélodies excentriques et joyeuses. Je chante avec un très mauvais accent français, et boit de grandes gorgées de ce liquide ambrée qui me brûle. Oui, ça me brûle, et je danse, et je bois, et je m'en cogne. Je tourne autour du feu comme quelqu'un qui essaierait d'invoquer les esprits. Je me réchauffe un peu, et je bois pour oublier cette solitude qui me pourrit, m'empoisonne, me tue. Je bouge mon bassin comme personne, gigote comme si j'avais le feu aux fesses, m'enivre de la musique et de l'alcool. Je finis la bouteille, répète Marcia Baïla depuis le début, et cours en chercher une autre à la maison. Je ne m'attarde pas sur le silence qui y règne, sur le vide abyssale. J'attrape une autre bouteille en continuant à remuer. Ce soir, je suis Marcia. Qui danse, tourbillonne et charme. Je ne savoure même pas l'alcool qui tombe directement dans mon estomac. Je veux oublier, putain. Je veux m'étourdir en valsant, dans l'obscurité de cette forêt glacée. Je veux la rejoindre ou mourir. Et comme l'un me paraît impossible, l'autre est tentant. Le portable en poche, mon amour ambrée et moi avançons dangereusement vers le lac qui n'est peut-être pas assez gelé pour ce que je m'apprête à faire. Je pose un pied sur l'eau figée, puis un autre, et me mets à glisser comme si j'avais des patins. Je ris bêtement, épris par les vapeurs de l'alcool qui continue à couler dans ma gorge en un ruisseau caramel. Qu'est-ce-que j'aurais pu faire sans toi, Jack ? Tu me donnes l'impression de devenir un fabuleux patineur artistique sur cette couche de glace incertaine, et tu me fais croire que tout est bon. Le temps d'une nuit.

Je ris, et je pleure. Et ce n'est vraiment pas drôle. Putain de merde, à quel moment suis-je devenu si sensible, moi ? Je pleure, sanglote, et me ramasse sur la glace. La douleur fuse sur mon fessier et m'ajoute une raison de vider toute l'eau de mon corps. Je me laisse tomber de tout mon long sur ce sol froid, et prends une autre gorgée de mon pote Jack. Je lève les yeux vers le ciel d'encre, parsemé d'étoiles aussi brillantes qu'elle. Tout en contemplant les lueurs qu'elles rejettent, le froid s'empare à nouveau de mon corps. Je grelotte, je gèle, je vais mourir.

Je pense à elle.

L'heure sur mon portable me dit qu'il ne reste plus que quelques minutes avant la nouvelle année. Un court temps que je passe à me souvenir, à regretter d'être devenu celui que je suis, à pleurer comme un pauvre gosse abandonné, et à boire mon détestable ami Jack que je tiens fermement d'une main. Je ne suis plus Marcia.

Je suis Jace.

Un idiot effronté qui a cru être une étoile aussi vive que celles que je regarde, et qui s'est complètement gouré.

00:00

Je tire le petit mot d'une poche de ma veste et parviens à la lire entre les gouttes salées qui remplissent mes yeux.

Je veux me retrouver, Jace. Je ne peux pas

rester immobile, à subir tes humeurs.

Je ne veux pas rester figée, et j'espère que tu arrêteras de le faire aussi.

La vie, la mienne comme la tienne, c'est maintenant.

Je t'aime,

maman.

Elle aurait quand même pu me le dire en face. J'aurais peut-être compris, et changé. Ça m'aurait évité d'être couché sur un lac gelé comme un crétin, le premier jour de cette année 2019.

Putain, qu'est-ce-que j'ai froid.

Le Jeu [B&B]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant