L'abandonné

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Jace

J'avais déjà ressenti ça une fois, il y a cinq ans, quand j'ai cru bon de faire des recherches pour retrouver la seule femme qui a vraiment compté. Pour revoir ce sourire et entendre cette façon de chanter, de rire, de parler. Comme pour m'accrocher à quelque chose, bien avant que tout ne se brouille et que je ne découvre les splendeurs et les terreurs de l'alcool, j'ai cherché, engagé les meilleurs détectives en tentant d'attraper ce que j'avais cru connaître. Une image d'elle, un souvenir d'autant plus douloureux quand je ne pouvais plus sentir que l'absence de sa présence. Je piochais des citations tous les jours, je les lisais pour me motiver et continuer à poursuivre une recherche qui n'a servi à rien. J'ai enquêté comme si je devais trouver une kidnappée, une égarée qui avait besoin qu'on s'acharne pour elle. Mais je ne faisais que la poursuivre. Ce n'était pas une disparue, elle n'avait pas pris la fuite.

Elle m'avait simplement quitté.

C'est ma mère qui cherchait, enquêtait, s'acharnait à comprendre quelque chose sur elle-même, je n'ai assimilé l'idée que lorsque qu'un détective m'a apporté un dossier sur sa vie entière. Ses origines, sa famille et le secret qui m'a anéanti. J'ai été détruit et déçu, pas par celle qui m'a élevé seule, mais par moi-même. Pourquoi n'avais-je pas vu ? Pourquoi n'avais-je pas posé une seule question ? Il fallait que j'oublie que tout ce en quoi je croyais n'était qu'un mensonge. Et j'ai trouvé Jack.

Dans la voiture, alors que Jonathan conduit jusqu'à l'appartement de Sang Min, je ressens ce même silence, cette même impression de m'être complètement gouré sur la personne. Ils n'ont pas seulement quelques points communs physiques, c'est leur identité entière qui est semblable. Qui est l'homme dont je suis tombé amoureux ? Une étoile montante dans le cinéma ? Un homme brisé et torturé ? Ou... un véritable meurtrier ? Cette option m'est encore improbable... impossible à concevoir même dans un songe. Je l'observe du coin de l'œil. Il est à des kilomètres de moi, le visage impénétrable, froid et distant. Il ne s'excuse plus, ne tente pas de me convaincre de son innocence. Son calme me prend à la gorge. Après sa révélation, nous sommes restés immobiles, sans ajouter quoique ce soit d'autre sur le sujet. Mais sa colère encore présente me faisait plus peur encore que ce qu'il venait de me dévoiler. Cette attitude, je l'ai perçu une fois dans le chalet, lorsque Laury s'est mise à jouer avec nous. Je doute qu'il se serait contenter de lui parler si je n'étais pas intervenu. Je l'ai donc suivi dans la voiture, la gorge nouée, en ajoutant simplement que je devais m'assurer qu'il ne ferait rien de stupide.

Cela fait plus d'une heure qu'on roule, plus d'une heure que je lutte pour rester en place.

- Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu savais ? souffle t-il soudain.

- J'ai préféré que tu me le dises toi-même.

- Pourquoi voulais-tu tant que je te le dise ?

Je baisse les yeux sur mes mains, croyant avoir la réponse quand ce n'est qu'un autre mensonge.

- Tu avais en parti raison. Je voulais...

Et je ris amèrement.

- Je voulais en quelque sorte me rattraper avec toi, ne pas reproduire les mêmes erreurs du passé. Car les secrets... détruisent tout. Et je pensais être prêt cette fois à t'aider quand je n'ai pas pu le faire avant. Mais... j'aurais peut-être dû fermer ma gueule.

Ses yeux attrapent les miens une fraction de seconde.

Les regrets qui troublent l'expression neutre de son visage, nous sommes deux à les partager.

. . .

Dans l'ascenseur qui mène à l'étage où se trouve l'appartement de Sang Min, je me demande à quel point notre idylle s'est écorchée et si nous pourrons un jour la retrouver. Il n'y avait jamais eu autant de distance entre nous, même ce jour de neige quand il a frappé à ma porte pour faire du patin sur le lac. Avant de sonner, il me dit :

- Je ne vais pas le tuer, Jace. Mais quoique je fasse, ne m'arrête pas. Sinon je crois bien que je reviendrai le lendemain pour faire ce que j'ai déjà fait une fois.

Et son index droit appuie sur la sonnette. Quelques secondes plus tard, la porte s'ouvre sur mon ancien manager, habillé d'un seul peignoir, ses boucles d'ébène courant jusqu'à ses épaules, étonné de nous voir là. Ses lèvres n'ont pas le temps de former un mot que Jonathan pénètre son appartement, entraînant Min par le poignet jusqu'au salon.

- Hé mais qu'est-ce-que tu-

Et sa main liliale vient s'écraser contre la joue de Min dont la tête part sur le côté.

- Qu'est-ce-qui te prends putain de-

Une autre gifle. Puis une autre, et encore une. Avec quels mots pourrais-je décrire l'homme qui a pleuré une nuit entière dans mes bras ? Ses yeux vairons sont noirs, ce visage... le déforment, le façonnent en un autre. Un homme que je découvre lors d'une nuit mémorable. Et Sang Min, sachant pourtant se défendre, n'est qu'une poupée de chiffon entre ses mains qui ne font que claquer. Je décris un pas en avant, recule, recommence une dizaine de fois comme si j'effectuais une chorégraphie ratée. Est-ce raisonnable de l'arrêter ?

- J-Jace ! Ai-aide moi !

Jonathan lui offre une gifle supplémentaire parmi tant d'autres si violentes que Min finit par s'écraser sur le sol. Pas de coup de poing. Pas de coup de pied. Juste des gifles que je ne compte plus. Raisonnable ou non, mon corps a cessé toute danse, et je l'observe gifler avec tant de vigueur et de force celui qui tente vainement de le repousser. Quand, sonné, terrifié, le visage rouge et le nez en sang, il se laisse complètement tomber en abandonnant un combat depuis longtemps perdu, Jonathan retire sa main. Il s'accroupit au plus près de lui, le visage penché, caché dans les ombres d'une colère froide.

- Te souviens-tu ce que je t'avais fait promettre ? La seule chose que je t'ai demandé de ne jamais, jamais oublier.

Min hoche lentement la tête, les joues à présent trempées de larmes incontrôlables, les yeux fixés sur la main droite de Jonathan comme fixés sur un flingue.

- Je t'avais dit que tu pouvais me rendre célèbre si tu le souhaitais, que tu pourrais me balader dans tous ces shooting photos, ces pubs de merde et ces films. Tu pouvais faire ce que tu voulais de moi. En échange, tu serais mon confident. Tu te rappelles de ça ?

Il acquise en tentantt de reculer, se traînant vers sa cuisine. Les doigts de Jonathan autour de son cou l'en dissuadent.

- Tu ne raconterais à personne ce que je t'ai un jour dit sur moi. Personne. Pas même celui dont tu es encore amoureux. Mais voilà, tu l'as dit et... je suis trop bête. Avoir pensé que tu m'aimerais un peu, en tant qu'ami ou amant, malgré tes ambitions, aura été une belle connerie. Tu t'es bien foutu de ma gueule, du début à la fin.

Le sourire que Jonathan esquisse est terrifiant. Sang min secoue la tête en marmonnant des supplications, levant les bras pour protéger son visage, les jambes serrées comme s'il luttait pour ne pas se pisser dessus.

- Je serais certainement allé plus loin si Jace n'avait pas été là. Alors... je vais simplement te chasser. Tu es viré, Kim Sang Min. Je ne veux plus jamais te revoir.

Ses doigts se délient, le lien se brise. Il se lève et, sans un regard en arrière, s'en va sans m'attendre. Je pars pour le suivre mais... mes yeux dévorent ceux, stupéfaits, de mon ancien agent. Il se redresse, pleure toujours en contemplant un point dans le vide. Une expression inattendue et familière le défigure. Je l'ai vu tant de fois dans le miroir qu'il me donne l'illusion d'apercevoir mon reflet. Ce visage... appartient à ceux qui se rendent compte qu'ils ont perdu quelque chose d'essentiel. Kim Sang Min, sans vraiment savoir pourquoi, vient de perdre Jonathan, et le choc qui le laisse sans voix semble le surprendre plus que toutes ces gifles qu'il vient de se prendre.

Le Jeu [B&B]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant