Un jour

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Jonathan

Jace n'a pas bougé d'un pouce. Même lorsque Laury a écourté sa visite en partant sans prendre le dessert ou quand j'ai commencé à débarrasser la table dans un silence de mort. Les doigts enlacés autour de son cocktail sans alcool, le regard dans le vide, calme comme il l'est si rarement. C'est dans ces instants là qu'il est le plus inquiétant et je vois, je sais... que cette soirée est le jour. Ce jour. Et je veux vomir, partir, pleurer en le suppliant de le repousser, d'attendre encore un peu, de vivre cette idylle quelques jours de plus. Quels mensonges suis-je prêt à construire ? Quelle vérité suis-je prêt à cracher ? Le problème avec elle, c'est qu'elle affecte si vite. C'est un venin qu'un secret peut guérir, mais Jace me demande de le lui injecter, en toute bonne conscience, en toute naïveté, pensant que ça ne le tuera pas.

Le cœur battant si fort, je m'avance vers la table comme le ferait un condamné à la corde. J'attends des minutes entières qu'il relève les yeux sur moi. Deux accusations. Et tant de déception que mes jambes tremblantes m'ordonnent de m'asseoir. Tout ce que j'arrive à dire, c'est :

- Ce n'est pas ce que tu crois.

- Qu'est-ce-que je dois croire ? Le mensonge que tu m'as tissé ?

- Je suis désolé.

Mon excuse efface le peu de colère qui animait son regard bleu. Plus aucune vague déchaînée, juste l'eau sombre et calme de l'amertume. Il soupire, boit son verre d'une traite et me questionne :

- Est-ce que... je peux te demander où tu étais ? Ou peut-être que tu ne devrais pas me le dire. Après tout, on a tous notre jardin secret et je te crois quand tu me dis que tu ne vas plus coucher avec d'autres. Mais tu vois... il y a quand même un problème. Non seulement tu ne me dis rien, mais ton état s'empire. Je sais que tu ne dors plus, que tu te ballades la nuit, que tu fais des cauchemars, que tu évites les miroirs et que tu manges de moins en moins. Je les vois, ces petits cachets que tu avales depuis peu. Alors... soit tu me dis ce que tu as, soit on est bloqué.

À quel instant ais-je cessé de penser ? Je n'ai plus rien dans la tête que cette seule phrase qui tourne sur elle-même : Il sait. Jace... n'est pas si impulsif qu'il ne le laisse paraître. Je croyais avoir été discret avec celui qui est bien plus avisé que moi. Il m'observe comme il l'a toujours fait, et je me sens absurde. Je le vois, ce mur entre nous. Il l'a juste perçu plus tôt. Je me trouve de nouveau si bête, trop indigne pour rester une minute avec lui. Est-ce la dépression qui me fait me sentir si lamentable ou est-ce la pure vérité ? J'aurais très bien pu me traîner dans la boue et empester, la sensation aurait été identique.

- J'ai recommencé à... à voir un...

Ma langue ne veut même pas former le mot. J'attends quelques secondes avant de lâcher pitoyablement :

- Un psychologue. C'est avec lui que j'étais, hier soir.

Sa main lâche le verre pour chercher la mienne.

- C'est toujours comme ça. Dans les moments où je me sens bien, j'arrête toutes les consultations et... quand ça ne va plus...

- Pourquoi ? Qu'est-ce-qui te fais chuter ?

- Tu n'es pas prêt à savoir.

Il lâche ma main et se lève pour faire les cents pas.

- Tu ne me fais pas confiance ?

- Tu sais bien que oui.

- Alors dis-moi !

- Je ne peux pas !

Et je me lève pour lui faire face, lui quémander une retraite... qu'il ne m'accordera pas.

- Je pourrais t'aider...

- Tu ne pourras pas, dis-je sèchement. Personne ne le peut.

Il recule, blessé. Je m'avance, soudain frustré. Qui pourrait m'aider? Qui voudrait m'aider ? Je suis foutu depuis ce jour où j'ai vu cette fenêtre ouverte comme un morceau de liberté. Pourquoi ne peut-il pas se contenter de ne rien savoir ? Pourquoi ne puis-je pas être clean devant lui ? Lisse de toute faute, sans erreur, sans tourments. Pourquoi veut-il tout foutre en l'air ?

- Qu'est-ce que tu veux ? Que je te dise ce que j'ai fait pour que tu puisses trouver quelqu'un à consoler et racheter toutes tes fautes ? Pour que tu puisses respirer plus librement parce que tu as aidé un pauvre type plus minable que ce que tu as été ?

Je ne ne le pense pas. Il le sait, hein ? Il devrait le savoir.

Mais il recule, incrédule et dépité.

Dégoûté.

Jace fait volte-face sans entendre mes excuses, sans percevoir le début de larmes idiotes Il s'approche de l'entrée pour enfiler ses bottes.

- Jace je... ne le pensais pas.

- Laisse tomber.

- Excuse-moi...

- Laisse tomb-

- J'ai tué quelqu'un.

Il s'arrête. Tout s'arrête. Mon cœur, le sien, un monde entier cesse de tourner et, quelque part, quelque chose se brise. Jace laisse tomber sa botte, se relève, se tourne vers moi puis... me regarde. Et ses yeux sont

sans surprise.

Sans horreur, sans effroi. Aucune marque de stupéfaction pendant cinq bonnes secondes qui durent cinq bonnes années et jamais, jamais je n'aurais cru déceler tant de compassion dans le regard de celui que j'aime tant. D'un coup, se rendant compte qu'une telle réaction est improbable, il feint l'étonnement que j'aurais cru vrai, il y a cinq secondes. Il m'a dévisagé comme si... il savait, comme s'il était soulagé que je lui dise enfin ce qu'il avait déjà compris. Mais ce n'est pas possible. Qui sait quelle infamie j'ai commise ? Mon père, ma sœur, un ou deux policiers grassement payés et... Min.

Kim Sang Min.

La pendaison de crémaillère.

La drogue qu'il a ingurgité.

Ce moment passé avec Jace.

Et tous ces mots qu'il a dû régurgiter à un amour qu'il n'a jamais pu oublier. Ce regard, le lendemain de la fête. Ce subtil changement de comportement. Depuis tout ce temps... il...

- Tu...

Je lève l'index sur lui, le cœur qui dérape et les yeux exorbités.

- Tu savais.

Il ne dit rien. N'ose même pas hocher la tête, mais s'avance et me prend dans ses bras.

- Je ne te juge pas. Jonathan... Viens, on va s'asseoir.

- Qui ?

Il se dégage instantanément. Il y a quelque chose dans ma voix qui tremble et assène. Je n'avais jamais autant ressenti l'envie de tuer quelqu'un d'autre que le monstre qui me servait de mère.

- Qui ?

- Je... on devrait a-aller s'asseoir et-

- Est-ce Sang Min ?

Ses yeux suffisent. Je me dirige vers la porte d'entrée mais il me retient.

- Qu'est-que tu vas faire ? Tu vas quand même pas lui faire la peau ?

- Pourquoi pas ?

Il ne rigole pas. Moi non plus.

- Laisse tomber, okay ? C'était une erreur... tout n'est qu'une erreur. Après tout, tu n'as pas tué volontairement.... hein ? N'en veux pas à Sang Min et arrête de t'en vouloir si c'était un acci-

- Ce n'était pas un accident. Je l'ai tué parce que je le désirais, parce que j'en mourrais d'envie.

Et il recule à nouveau d'un pas. Un petit pas qui a la taille d'un océan.

Ses yeux qui me frappent. Qui m'empoisonnent. Qui me tuent.

Sont ceux que je ne voulais même pas voir dans un rêve. Ceux qui m'ont torturés à m'en donner des insomnies.

Ils sont juste là.

Et la mort aurait

certainement été

plus douce.

Le Jeu [B&B]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant