Quelques secondes

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Jace

J'aurais cru ne pas réussir à fermer l'œil, me tourner et me retourner dans des draps empreints de son odeur, et finir par cogiter, me lever pour me diriger droit vers la cuisine et m'empiffrer comme si ça suffisait à tout effacer. Après le cas de Min, nous sommes rentrés... ou plutôt il m'a déposé à la maison dans le plus parfait des silences. Nous sommes sortis de la voiture, il m'a accompagné jusqu'au seuil de l'entrée avant de me dire qu'il irait se promener. Je suis monté directement me coucher, pensant un instant l'attendre, comprenant ensuite que ça ne servirait à rien. Et je suis tombé dans les rêves si facilement que je ne crois ni au rayon de soleil qui me brûle les paupières, ni aux yeux mémorables qui me contemplent comme si j'étais plus beau que je ne le suis vraiment. Il sent le sable et la mer. Je me tourne vers lui, découvre autant d'amour que de crainte dans un regard qui m'a marqué au fer rouge.

- Tu devais avoir raison... te regarder endormi est une passion.

Il me caresse les cheveux en me donnant un baiser qui a le goût d'un au revoir. 

- Tu viens ? me dit-il en me tendant la main. On va se promener.

J'hésite, évalue ce que signifie cette main tendue, ce regard, et dans le coin de la chambre, ses valises qui attendent d'être emportées je-ne-sais-où. J'hésite assez longtemps pour qu'il vienne lui-même chercher ma main afin de faire cette affreuse promenade. Je n'aurais jamais cru que ce jour me serait si insupportable.

Il me laisse m'habiller avant de me prendre à nouveau la main afin de m'emmener jusqu'à la plage où nos pieds s'enfoncent en même temps que notre relation. Il ne dit rien jusqu'à ce que tout ce que je croyais vouloir entendre s'échappent de ses lèvres qui ne m'embrassent plus.

- Comme mon personnage, je viens d'une famille fortunée. Le genre qu'on voit dans les séries, qui est inaccessible tant elle paraît supérieure et parfaite. Si seulement je pouvais dire à tous ces gens qui nous envient... qu'ils feraient mieux d'envier une famille vivant dans un taudis que la nôtre...

Sa main presse la mienne, ses yeux s'évadent vers l'horizon.

- Je crois que je n'ai jamais vraiment vu mon père. J'aurais certainement eu la même impression si il vivait ailleurs. Je ne me souviens de tantes ou d'oncles que dans des dîners où leur simple sourire me répugnaient. Et puis... ma mère...

Il déglutit, ralentit sa marche et semble se battre avec lui-même pour sortir :

- Était un cauchemar que je vivais chaque jour. Si seulement elle s'était contentée de me punir quand je faisais de réelles bêtises, si seulement elle s'était contentée de se défouler ailleurs, tout... aurait été différent. Mais voilà, être présent dans la même pièce qu'elle suffisait à une punition et son exutoire n'était rien d'autre que mon corps.

Je m'arrête. Lâche sa main. Oublie tout.

L'espace d'un instant. Ma poitrine me fait si mal. Que respirer devient douloureux. Il pivote sur lui-même, me dévisage avec surprise, ose me sourire et reprend ma main comme si ce n'était rien. J'avais l'habitude. Ce n'est pas ça le pire. Ne t'inquiète pas. Il me dit tout ça sans savoir que c'est d'autant plus abominable que si il avait fondu en larmes.

- Elle me frappait, m'insultait, s'acharnait sur moi en s'allégeant d'un poids que sa place d'épouse et mère au foyer lui offrait si généreusement. Elle ne supportait pas l'absence de mon père, la présence de ses maîtresses, de cette mondanité, de ses amies qui semblaient plus heureuses que ce qu'elle ne serait jamais. Elle n'avait rien. Et j'étais là. J'avais pourtant... des moments de répits. Ma sœur était mon échappatoire. À chaque fois que je tombais sur ses yeux bleu-gris, ou sur son sourire plein de malice, je parvenais à aller mieux. Après tout ce qu'il s'est passé, je n'aurais jamais cru la revoir dans de telles circonstances... en tant que réalisatrice d'un film dans lequel je devais jouer. 

- Réalisatrice... QUOI ?

- Et oui, Jace... Laury Harper, celle que tu appelles folle-dingue, est bien ma petite sœur.

- C'est une blague, c'est ça ? Tout ce que tu me racontes...

- Est malheureusement vrai. Bien que Laury est été mon souffle durant toutes ces années, cela aurait été mieux qu'elle naisse dans un foyer aimant, avec un frère qui ne l'a pas oublié parce qu'elle... a vu ce qu'il a pu commettre de pire dans sa vie.

Nous faisons quelque pas dans le sable, les traces de nos pas s'effaçant déjà derrière nous sous les vagues froides. Il n'a pas besoin de le dire. Je sais de quel sang ses mains sont tâchées. Mais quand il confesse, les yeux toujours perdus sur la ligne floue séparant la mer d'un ciel gris, je m'en veux tant. Jamais je n'aurais dû lui pousser à tout me dire. Jamais je n'aurais voulu voir cet air blessé et gêné, comme si je le forçais à se déshabiller devant moi, arrachant moi-même ce dernier vêtement qu'il gardait pour cacher la plus grande cicatrice.

- Je sais que ce que j'ai fais n'excuse rien, que j'aurais dû parler plutôt que de la pousser du deuxième étage, que j'aurais dû attendre que tout s'améliore. Mais tu vois, à cet instant, alors que ma sœur m'appelait pour aller jouer, alors que cette femme qui n'a jamais vraiment été ma mère était sur le point de me frapper à nouveau... j'ai eu l'impression... que ça n'avait pas de sens. Pourquoi devais-je vivre ça ? Pourquoi ne pouvais-je pas rejoindre Laury et jouer comme les autres ? Pourquoi elle me violentait alors qu'elle pouvait m'aimer ? Je t'assure, Jace, qu'à cet instant, j'ai eu l'impression de me réveiller d'un cauchemar qui n'avait ni queue ni tête et que je devais y mettre fin. Avant que je ne comprenne vraiment ce que je faisais, je la poussais et elle tombait. J'ai tué ma propre mère, Jace. Pendant que tu cherches désespérément à revoir la tienne, je me suis débarrassé de la mienne.

Ses yeux m'inondent d'un chagrin qui me fait perdre pieds. Il ne pleure pas, ne tremble pas. Bien droit, le visage étrangement serein, résolu, tranquille. On dirait qu'il me dit que c'est la fin. Que ce dernier secret dévoilé sonne le dénouement d'une histoire qu'aucun de nous deux ne veut terminer.

- Tu vois, maintenant, pourquoi je me trouve si laid. Je n'arriverai pas à vivre pour moi quand je ne me trouve aucune valeur. Je vais vouloir, encore et encore, rejoindre les tréfonds quand tu ne seras pas là. Je crois que c'est ce qu'on appelle... de la dépendance affective, avoue t-il dans un rire contrit, c'est que m'a dit mon psychologue.

Il baisse un peu la tête, mordille ses lèvres, sert ma main un peu plus fort. Je crois qu'il est sur le point de perdre sur ses joues pales des larmes qui me font tout céder, mais le sourire qu'il m'adresse me prend de court. Il lâche ma main.

Et me scrute comme le ferait celui qui tente d'inscrire dans sa mémoire la capture d'une image qui ne tardera pas à s'effacer.

C'est insoutenable.

J'ouvre la bouche pour lui dire d'arrêter ce manège, cette stupide comédie d'un film à l'eau de rose qui se termine mal. C'est quoi, cette putain de scène ? Il a pas trouvé mieux ? Il croit qu'il pourra se casser comme ça ?

J'ouvre la bouche, mais les mots restent des lettres informulées, captives d'une peur irraisonnable. Rien. Rien ne sort et je ne comprends pas.

- J'aimerais donc te poser une question. Quoique tu répondes, je ne t'en voudrais pas.

Il se place bien droit face à moi, de façon si solennelle que tout se revêt d'un sérieux absurde. Ça n'a aucun sens. Hier matin encore, il me prenait dans ses bras. Il y a quelques jours encore, je demandais conseil à Bridget pour faire avancer ma première relation sentimentale. Aujourd'hui, malgré tout ce qu'il aurait pu me dire, j'étais préparé à lui avouer cet amour qui me rend dingue. Mais nous sommes sur le bord de l'eau, au bord d'une fin, et tout va trop vite. Si vite que je n'ai pas le temps de répondre quand il me demande si je veux toujours rester avec lui. Je n'ai pas le temps de comprendre pourquoi il me pose cette question incohérente. Je reste trop longtemps à la regarder. Il reste si peu de temps à le faire en retour.

Tout juste quelques secondes.

Et puis il se détourne et je ne comprends toujours pas

pourquoi je ne cours pas le chercher.

Le Jeu [B&B]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant