Mon cauchemar

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Jonathan

C'est un jour ensoleillé. Je le sais, puisque les rayons dorés d'un soleil radieux transpercent la fenêtre de ma chambre pour aller s'étaler contre les murs. Pourtant, même dans une pièce baignée de lumière, je me retrouve tapis dans l'obscurité. Son ombre, immense et terrifiante, semble vouloir m'engloutir, moi qui n'avais que 11 ans. Et si je voulais m'enfuir, aucune issue n'était prête à m'accueillir.

Il n'y avait pas d'échappatoire lorsqu'elle était là.

Ni dans la maison, ni à l'extérieur, encore moins dans ma tête.

C'était un cauchemar vivant, une bête humaine, un ennemi imaginaire. Rien ne pouvait autant effrayer l'enfant que j'étais que ses yeux verts.

Alors voilà, le jour où je débute mon interminable chute dans le gouffre qu'est ma vie, le soleil rit aux éclats dans un ciel d'été. C'est un temps à sortir se promener au parc, s'amuser en forêt, rire autant que le fait le soleil tout en se créant des souvenirs teintés de bonheur.

Mais je suis là, à l'intérieur, à vouloir me replier sur moi-même, jusqu'à rapetisser et disparaître de sa vue. Il fait chaud, quelqu'un appelle mon nom, cette femme me regarde. Que va t-elle me faire ?

Que va t-elle me dire ?

Comment dois-je me comporter ? 

Ces trois questions tournent en ritournelle entêtante dans mon crâne tandis que mon cœur, piqué par l'adrénaline, sautille dans ma poitrine. Je serre les poings, je respire, je souris.

Mon sourire est une arme.

Mais pas assez puissante pour la déstabiliser.

J'ai envie de pleurer. J'ai envie de me noyer dans mes larmes, de sombrer dans l'océan de ma frayeur et d'y mourir pour de bon. J'aimerais m'évanouir pour ne pas avoir à lui faire face, mais mon corps pourtant frêle, reste bien droit, campé devant elle. Je me sens si petit face à son ombre qui me dévore, et je donnerais tout pour avoir dix centimètres de plus.

Que va t-elle me faire, aujourd'hui ? Écrasera t-elle sa cigarette encore brûlante sur la paume de ma main ? Me giflera t-elle jusqu'à ce que sa propre main devienne trop douloureuse ? Ou m'accablera t-elle de mots plus durs que les coups ? La chaleur est insupportable. Je sens la sueur couler dans mon dos et coller mes vêtements à ma peau. Des gouttelettes perlent mon visage trempé. Ce n'est pas les cris des mouettes qui me parviennent, mais le chant accablant des oiseaux. Nous ne sommes pas dans la petite maison coquette près de la plage, mais dans une autre des innombrables demeures de mon père. Où est-il, d'ailleurs ? Où est-il alors que son fils se fait torturer par la terreur ? 

- Jonathan ! crie quelqu'un.

Mais ce n'est pas elle. Je la vois ouvrir la bouche avec un sourire mauvais, et me dire des choses inaudibles. Je ne l'entends pas. Il n'y a que le son des cigales, des oiseaux et la voix pénible qui répète mon nom sans se fatiguer.

Je ne l'entends pas.

Mais je sais ce qu'elle me murmure.

Ses yeux verts brillent d'une joie perverse, son sourire monstrueux s'agrandit, et la fumée qui sort de sa cigarette dessine un voile gris autour d'elle. On dirait un mirage. Si j'avais eu le talent de Jace pour la peinture, je crois que je l'aurais reproduite. J'aurais peint chacun de ses rictus, les ombres qui paraissent se mouvoir derrière elle pour venir m'écraser de toutes leurs forces, la fumée de sa cigarette. Ses yeux couleur de jade.

Et j'aurais jeté la toile au feu.

Si seulement je pouvais la jeter dans les flammes, elle aussi.

Une brise provenant de la fenêtre ouverte envoie impitoyablement son parfum de fruits rouges jusqu'à moi. Elle ne se trouve qu'à deux pas du rebord.

Seulement deux petits pas en arrière, et elle tomberait comme une poupée de chiffon.

Jusqu'à quand allais-je subir cet effroi ? Jusqu'à mes 15 ans ? Mes 20 ans ? Peut-être jusqu'à ce que je finisse mes jours dans un hôpital psychiatrique parce qu'elle m'aura rendu fou. Je n'ose même pas essuyer la sueur de mon front ou enlever mon gilet, je resterais sans doute là durant des heures, avant qu'elle ne quitte la pièce et m'autorise à partir. Et puis j'attendrais dans une peur à laquelle jamais je ne pourrais m'habituer. Lorsque je grandirais, lorsque je rencontrerai mon premier amour, lorsque je me marierai et aurais peut-être des enfants, j'attendrai. Et je penserai à ses yeux verts, sans jamais parvenir à les oublier.

Elle m'a marqué au fer rouge.

Plus loin, j'entends quelqu'un courir.

- Jona !

Je ne sais plus ce qui m'a convaincu de le faire, à cet instant là. Pourquoi n'avais-je pas supporté ce mauvais moment comme toutes les autres fois ? Je crois... avoir pensé au jardin de la maison près de la plage. J'aurais souhaité y voir des guirlandes lumineuses, chatoyant dans l'obscurité lugubre et tenace. Mais les néons blancs, sans chaleur ni beauté, n'ont jamais été remplacé. J'ai dû m'en contenter. Comme de cette vie grise et inerte.

Je la vois s'avancer vers moi, les mains levées vers mon crâne, et je me dis que jamais je ne pourrais me contenter de son regard.

Alors

je la pousse.

Je pousse mon cauchemar vers sa fin, mon monstre vers sa mort.

Je réunis toutes les forces d'un gosse dans mes deux bras résolus à en finir, et elle recule de surprise, me facilitant la tâche. C'est la stupeur qui m'aide, quand elle ne comprend pas comment j'ai osé la pousser, pourquoi je le fais encore, et pour quelle raison elle bascule dans le vide. 

Et elle tombe. Avec une lueur de surprise dans ses yeux grands ouverts, fixés sur moi durant tout le temps de sa chute. Elle s'écrase sur le béton de la terrasse, les yeux exorbités, certains os ressortant de sa chair, et ses membres tournés d'une façon inhumaine.

Pour la première fois, elle ressemble bel et bien à un monstre. Tous les sons cessent brusquement : plus de cigales, plus d'oiseaux ni de voix. C'est comme si le monde s'était arrêté en même temps que mon souffle.

Je l'avais tué, et la joie pure qui s'était emparée de mon cœur, la satisfaction d'être enfin tranquille, m'ont tué en retour.

C'est ce bonheur de l'avoir vu enfin morte qui me plonge dans mes dépressions et mes terreurs nocturnes. Comment... était-ce possible d'être si heureux après avoir volé une vie ? J'étais devenu un monstre plus abominable que la femme aux yeux verts.

J'étais devenu mon propre cauchemar.

.   .   .  .   .

Quand je me réveille, mes yeux ne peuvent s'accrocher qu'aux ombres de la nuit. Et même lorsque j'allume la lumière, je ne parviens à voir que les ombres de mes souvenirs. Dans ma chambre, recroquevillé sur mon lit comme cet enfant apeuré que je n'ai pas pu abandonné, je suis seul.

Comme je l'ai toujours été.

Pourtant, même quand je réussis à me convaincre que rien ne vaut la peine, que je ne suis pas digne d'aimer et d'être aimé, et que je pourrais bien me laisser écraser par des types comme Sang Min, je me tourne vers lui.

Celui au regard bleu.





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