Noir profond

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Déjà minuit.

Get a kick out of you, Night and day, Bad bad Leroy Brown, For once in my life et bien sûr, I've got you under my skin. Sinatra à fond, la porte-fenêtre de la terrasse grande ouverte sur Manhattan illuminé, Scott dansait seul.

Torse nu, il portait le jean taché de peinture qu'il met- tait invariablement lorsqu'il sentait qu'il allait entrer en création. Une bouteille de whisky neuve à la main, il mi- mait une sorte de tango lent, portant sa main droite sur son coeur et l'autre tendue vers le ciel, serrant fortement le goulot, comme on tient la main d'une andalouse aux lèvres trop rouges. Gorgée après gorgée, la musique l'enivrait, l'alcool, le désinhibait.

Il faut dire que depuis le départ d'Alex, Scott se sentait un peu seul. C'était la première fois qu'il ressentait un tel vide depuis la disparition d'Isaak, le grand amour de sa vie. La fraîcheur d'Alex, son indépendance, son humour, son caractère bien trempé, sa douceur et aussi l'attention qu'elle lui avait porté durant son séjour à la maison, lais- saient en lui, un vide inattendu.

Encore quelques pas de danse, une rasade au goulot et Scott tituba jusqu'à la petite table sous la verrière. Il se laissa tomber sur les coussins et commença à rouler un joint, rien que pour lui.

Encore une gorgée d'alcool qui dégoulina sur son torse et une seconde taffe. Naturellement, il se laissa tomber en arrière pour mieux apprécier la fumée dans ses poumons et admirer les étoiles. Elles étaient magnifiques, lumineuses, brillantes. A force de les regarder, il pouvait les voir bouger. Se rapprocher, puis s'écarter. Certaines un peu joueuses, se couraient après, d'autres moins solitaires s'amusaient à se regrouper et à faire apparaître de multiples formes. Scott les voyaient toutes : des taureaux, des casseroles, des scorpions, des dieux grecs et même des spi- rales qui semblaient vouloir l'engloutir tout entier.

Soudain, le silence le fit sortir de sa rêverie. Sinatra était parti. Il se leva d'un bon sans lâcher sa bouteille et re- tourna le vinyle. Nice 'n' easy débuta et Scott se remit à danser. D'une démarche chaloupée, il alla jusqu'à une toile encore vierge et la jeta sur le sol. Plus qu'une toile, il s'agissait d'une bâche, pas vraiment propre, ni neuve. Comme pour en prendre possession et la dominer, il se mit à danser dessus, pieds-nus. Il finit par s'y laisser tomber dessus à genoux et y posa les mains. Il resta un moment dans cette position, puis se décida à extraire de ses cheveux presque roux, les deux baguettes japonaises qui tenaient son chignon. Lentement, il commença un mouve- ment circulaire de la tête. De longues mèches balayaient son visage jusqu'à ses épaules. Le mouvement de rotation s'accéléra et Scott entra dans une transe divine où lui seul savait voyager. C'est dans ce monde parallèle qu'il se sen-

tait vraiment libéré de son corps, laissant uniquement son esprit exister.

Il attrapa une brosse dure et un pot de peinture noire. A quatre pattes sur la toile, il renversa une grande quantité de ce liquide sombre. Avec la brosse, il étala la matière épaisse sur la totalité de la bâche et repassa de nombreuses fois au même endroit, pour imprimer les sillons des poils de chanvre, sur la peinture qui commençait à durcir. Ce qu'un profane aurait pu prendre pour un barbouillage, de- venait petit à petit, une oeuvre sous ses mains. La surface noire ne l'était plus vraiment. Les sillons parallèles et ceux qui se croisaient retenaient la lumière et laissaient appa- raitre une multitude de formes, qui n'étaient pas sans rap- peler les images que formaient les étoiles joueuses.

Lorsque son corps s'effondra, la toile était terminée. Scott resta allongé au sol et s'endormit sur le dos près de l'oeuvre qui venait de naître, serrant contre sa poitrine la bouteille de whisky vide.


Les mois qui suivirent et quelques jours de plusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant