Il était un Gardien des Portes depuis quatre ans maintenant. Cela au moins, il le savait.
Il savait aussi qu'il était considéré comme l'un des meilleurs dans ce qu'il faisait. Sa réputation remontait à ce jour précis, quatre ans plus tôt, quand son peuple l'avait trouvé, battu à mort, ensanglanté et inconscient, allongé sur le bord de la route, comme une victime de plus de la guerre. Ils l'avaient emmené avec eux et s'étaient occupés de lui, sans attendre quoi que ce soit en retour. C'était simplement leur façon de faire. Mais lorsque le dernier Gardien des Portes avait perdu le contrôle du côté entrant d'un Portail, il avait sauté de son lit et repris le contrôle du flux d'énergie, le canalisant à travers son corps et l'envoyant dans la terre pour ancrer le Portail, sauvant le village.
À ce moment une légende était née. De mémoire d'homme, pas un seul Gardien de Portes n'avait jamais été capable de regagner le contrôle d'un Vortex après qu'une connexion eut été brisée avant la fermeture – le retour d'énergie tuait généralement les Gardiens de chaque côté de la connexion. C'était habituellement comme cela que les Gardiens de Porte mourraient, si la maladie ou la violence ne prenaient pas le dessus sur eux d'abord. Pouvoir ouvrir et maintenir un Portail entre les mondes était un don rare mais un don qui venait avec un prix.
C'était assez scientifique en réalité. La loi de conservation de l'énergie. Pour que la matière voyage à travers le portail, une quantité équivalente d'énergie devait circuler dans la direction inverse, pour maintenir l'équilibre. Pour ouvrir un Portail, un Gardien devait envoyer une petite quantité d'énergie à un autre Gardien qui attendait à l'endroit de la destination désirée. Le deuxième Gardien ancrait le courant, ouvrant le portail. Tant que la matière était transportée – personnes, biens, messages – les Gardiens devaient garder le flux constant dans la direction opposée.
Le problème était que l'énergie pour soutenir le flux devait venir de quelque part. Ou plus précisément, de quelqu'un.
Pour de petites quantités de matière, assez pour maintenir le commerce et les échanges, il s'agissait d'une perte négligeable pour les Gardiens. Ils étaient également plus nombreux pour partager ce fardeau. Mais quand la guerre entre les mondes éclata et alors que cette guerre faisait rage, de plus en plus de Gardiens mourraient, en laissant de moins en moins qui pouvait supporter la tâche d'ancrer le Vortex. Ils étaient aussi demandés pour transporter des quantités de matière plus importantes que jamais - des troupes, de l'artillerie, du matériel. Ils devaient être transportés en masse, ce qui nécessitait des efforts phénoménales de la part des Gardiens. Beaucoup d'entre eux moururent sous la pression.
Pas lui cependant. Ses pouvoirs frisaient l'inhumain. Parfois ils l'effrayaient. Il supposait qu'il se sentirait mieux à leurs propos s'il en savait plus sur son passé et sur d'où il venait. Mais il s'agissait d'un autre sacrifice nécessaire pour son don.
Aucun Gardien n'avait de souvenirs de sa vie avant de devenir un Gardien. C'était un fait simple, une part du prix qu'il payait pour leur don. Personne ne savait même d'où venaient les Gardiens – ils apparaissaient simplement et étaient acceptés dans la communauté qui les avait trouvés. D'où la courtoisie inébranlable envers tous les étrangers – vous ne saviez jamais s'il s'agissait d'un Gardien déguisé. Un Gardien pouvait prendre le nom de son choix, ou s'en voir donner un par sa communauté.
Ils l'appelèrent Auric. C'était la petite Nina, la fille du Doyen du village qui lui avait donné son nom. Quand il avait demandé pourquoi, elle avait ri avant de lui dire que c'était à cause de ses inhabituels cheveux et yeux dorés. Cela avait été embarrassant, mais il avait accepté le nom dans l'esprit qui lui avait été donné. Sa couleur était un peu vive dans leur monde de bruns ternes et verts muets. Il se demandait d'où il venait et qui il avait été avant son arrivée ici.
- Auric ?
Il se retourna, sa rêverie momentanément interrompue. Son partenaire, Alp se tenait devant lui, souriant. Quand la guerre avait éclaté quelques années plus tôt, la Guilde des Gardiens s'était mobilisée et réorganisée pour plus d'efficacité au combat. Chaque Gardien prit un partenaire – pour surveiller leurs arrières, les aider à stabiliser les Portails toujours plus grands, s'assurer que l'un puisse se téléporter si nécessaire quand des connexions urgentes devaient être créées entre deux régions. Il s'était retrouvé avec Alp plutôt par hasard mais cela serait toujours quelque chose pour laquelle il était reconnaissant. Leurs personnalités étaient complémentaires – là où Auric était rapide et impulsif, Alp était posé et méthodique – et Alp était devenu son meilleur ami et son ancre. Même si Alp était légèrement plus grand et plus rond de visage, des cheveux couleur sable et des yeux gris, ils étaient souvent pris pour des frères par ceux qui ne les connaissaient pas. Du moins jusqu'à ce que l'observateur aperçoive les gantelets noirs et le double cordon de perles d'ambre cachés dans les plis de leur manteau vert de chasseur, taché par le temps. Ensemble, ces trois objets anodins en apparence les désignaient comme des Gardiens de Portes.
- Auric, je descends jusqu'à la place pour avoir les dernières nouvelles du front. Tu veux venir ?
Il secoua la tête, souriant légèrement.
- Non Alp, ce sera plus ou moins la même chose. J'aimerais être un peu au calme avant qu'on ne doive se remettre au travail.
- Oh c'est vrai, j'avais oublié, aujourd'hui est ton jour d'Aleph n'est-ce pas ? dit Alp d'un ton trop clair.
Auric sourit narquoisement en toutes connaissances de cause et le masque de son partenaire disparut.
- Très bien, je n'avais pas oublié. J'ai quelque chose pour toi.
- Il ne fallait pas.
- Je le voulais. Je sais que tes rêves s'empirent à cette période. Peut-être que ça t'aidera.
Alp tenait un petit carnet en cuir. Auric le prit, émerveillé. Le papier, le vrai papier, était difficile à trouver pour le moment, tout le matériel disponible étant utilisé à des fins militaires. Par conséquent, pour qu'un livre entier tombe entre vos mains... ! Il l'ouvrit respectueusement, feuilletant ses pages blanches, respirant le parfum du cuir et du papier – et était-ce un vrai crayon ? Il leva les yeux, sans voix. Alp s'approcha de lui joyeusement.
- Tu avais l'habitude de dessiner, tu te souviens ? Ça a toujours eu l'air de te calmer.
- Alp...
Il se trouva incapable de continuer. Les platitudes habituelles auraient rabaissé la valeur du cadeau.
- Je l'adore. Merci.
Il se leva et agrippa l'avant-bras d'Alp en une accolade guerrière puis décida que ce n'était pas suffisant et attira le jeune homme plus grand pour une étreinte fraternelle.
- Merci.
Alp baissa la tête maladroitement mais il était manifestement heureux de la réception que son cadeau avait reçu.
- Il n'y a pas de quoi. Je te vois plus tard.
Il s'apprêta à partir puis s'arrêta et se retourna, souriant.
- Joyeux Jour d'Aleph.
Auric regarda son partenaire s'éloigner puis tourna de nouveau son attention sur le livre sur ses genoux. Il attrapa le crayon et le fit tournoyer amoureusement entre ses doigts, puis caressa la première page et écrivit la date. Le Jour d'Aleph. La seule date significative à laquelle il puisse se raccrocher. L'anniversaire du jour où il avait perdu son passé et gagné son présent. Le jour où il s'était réveillé en Gardien.
Il avait demandé à Alp une fois si son Jour d'Aleph le tracassait. Alp y avait réfléchi sérieusement puis avait secoué la tête.
- Non, pas vraiment. Mais je suis devenu un Gardien lorsque j'étais bien plus jeune que toi, donc j'avais moins de choses à perdre. Non, je ne fais pas de rêves. Pourquoi ?
Pourquoi en effet. Auric soupira. Ces maudits rêves. Sa main commença à bouger sur les pages vierges en face de lui. Toujours dans le même ordre. Une maison en flammes. Un serpent ailé enroulé autour d'une croix. Un chevalier en armure étendant le bras jusqu'à lui, les yeux carmins rougeoyant depuis l'intérieur du casque. Son propre reflet dans le miroir, mais avec des yeux amères et en colère, alors qu'il levait son bras droit, pris dans ce qui ressemblait à une armure qui s'étirait de son épaule jusqu'au bout de ses doigts. Et pour terminer, un homme aux cheveux sombres avec des yeux brûlants qu'il ne reconnaissait pas, tenant une flamme dans sa main gantée, alors qu'il disait quelque chose. Auric ne pouvait jamais vraiment entendre ce que c'était avant de se réveiller en sueur. Fulminate ? Fool meta ? Il fronça les sourcils en continuant à ajouter des détails. Qu'est-ce que c'était qu'un meta de toutes manières ?
Lorsque les croquis le satisfirent enfin, le soleil était déjà haut dans le ciel. Auric ferma le carnet et le glissa à l'abri dans la poche intérieur de son manteau. Alp avait eu raison, comme toujours, il se sentait effectivement mieux maintenant qu'il avait posé les images sur le papier. Il se redressa, étirant son dos et fléchissant ses doigts. Où Alp était-il passé ? Cela n'aurait pas dû lui prendre autant de temps de recueillir les dernières nouvelles. Son estomac grogna et il réalisa qu'il était presque l'heure de déjeuner, et décidant que les recherches seraient plus faciles le ventre plein, il dirigea donc ses pas vers l'auberge où Alp et lui prenaient souvent leurs repas. Il pouvait presque sentir les tourtes à la viande.
- Auric ! lui parvint un cri essoufflé. Auric !
Il se tourna brusquement à la note de peur dans la voix. C'était la petite Nina. Elle tomba dans ses bras alors qu'il se baissait pour pouvoir mieux l'entendre.
- Dépêche-toi... le front... les lignes ont été traversées... des blessés arrivent... on bat en retraite...
- Où est Alp ? demanda-t-il urgemment.
- Il m'a dit de te dire qu'il se téléporterait directement au front et qu'il ouvrirait le Portail de là-bas ! Dépêche-toi Auric ! gémit-elle alors que les larmes dévalaient ses joues.
Il partit en courant vers la place du village, le seul endroit assez grand pour ouvrir un Portail de cette taille. Une part de son esprit enregistra vaguement les autres qui courraient avec lui, des villageois et du personnel militaire de soutien qui avaient entendu les nouvelles. Des cris tels que « Faites place au Gardien ! » ou « Libérez le passage pour les blessés à venir ! » résonnaient à distance dans ses oreilles. Alors qu'il courrait, il tâtonnait avec son esprit, à la recherche du frémissement d'énergie dans l'éther qui serait le signal qu'Alp lui enverrait à travers les kilomètres qui les séparaient.
Auric s'arrêta en dérapant au centre de la place poussiéreuse du village, rejetant son manteau vers l'arrière et sortant rapidement ses perles. Tenant le cordon en double, une boucle à l'intérieur de l'autre, il baissa la tête et inspira profondément pour se calmer. Cela allait être un Portail particulièrement difficile, il le savait, car les énergies libérées par les explosions sur le front allaient déstabiliser le Vortex. Il aurait besoin de se concentrer. Le monde sembla s'estomper autour de lui alors qu'il se tenait au cœur d'une obscurité profonde. Les sons devinrent de plus en plus étouffés. Même le vent s'arrêta pendant cette seconde hors du temps. Il sentit la présence d'Alp chatouiller à la bordure de sa conscience et sa tête bascula en arrière, ses yeux dorés flamboyants tandis qu'il canalisait ses pouvoirs dans les perles qui se mirent à briller. Il claqua sa main droite sur le sol puis il lança les perles dans les airs où elles se dispersèrent pour former les contours d'un immense cercle. Un tourbillon de lumière se forma presque immédiatement.
- Kai !
Le mot de pouvoir claqua comme un fouet et soudain le Portail nouvellement formé était plein d'une masse hurlante et pleurante. Auric frissonna pendant qu'ils se déversaient, les blessés, les mourants et parfois même, les morts, traînés par leurs camarades. Il espéra qu'Alp tenait bon pour accueillir l'énorme flux d'énergie qu'Auric envoyait vers lui pour contrebalancer le transfert de masse. Une explosion de l'autre côté de la porte secoua le Vortex pendant un instant et il se maudit mentalement, s'enjoignant de se re-concentrer – Alp était parfaitement capable de faire ce qui avait besoin d'être fait. Il était Gardien depuis deux fois plus longtemps qu'Auric !
Les minutes passèrent. Ou les heures. Ou les jours. Auric ne savait plus. Son monde se résumait désormais à ce Vortex brillant, flottant entre Alp et lui. Il tomba vers l'avant, se retenant avec ses mains et réalisa un peu tard qu'il se tenait déjà à genoux dans la poussière devant le Portail – ses genoux devaient avoir cédé un peu plus tôt. Combien de personnes restait-il à passer ? Combien d'énergie à fournir ? En avait-il assez ? Il rampa presque aveuglément jusqu'au Portail, manquant de se faire renverser par le chaos des allées et venues.
- Alp ? croassa-t-il. On en est où ? Encore combien de temps ?
Sa vision commençait à se brouiller et les nuages de fumée et de poussière qui flottaient dans l'air n'amélioraient pas la visibilité. Tout cela devenait assez surréaliste en fait.
- Alp ? appela-t-il de nouveau.
Son partenaire arriva finalement en chancelant dans son champ de vision. Il était couvert de sang et de poussière et pâle comme la mort, mais il tenait encore debout. Il grimaça à Auric, qui savait qu'il ne devait pas avoir plus fière allure.
- Tu as une sale tête. Tu peux tenir encore quelques minutes ? Ils transportent les derniers patients depuis l'UCC.
- Franchement, tu oublies à qui tu parles, répliqua Auric en souriant voracement.
Une bravade qui aurait été plus convaincante s'il ne s'était pas soudainement mis à tousser, une toux horrible et humide qui lui fit cracher du sang. Il regarda les éclaboussures sombres sur la terre devant lui avec une légère surprise. Il avait donc lui-aussi ses limites finalement. Après tout, c'était la première fois qu'il maintenait un Portail ouvert aussi longtemps... Il se demanda dans un semi-délire si cet événement allait venir s'ajouter à sa légende et décida après un instant que oui. En particulier s'il en mourrait.
- Auric ! haleta Alp. Je vais fermer le Portail. On pourra le rouvrir plus tard...
- Non ! grogna Auric. Je peux le faire ! Encore quelques minutes à peine...
- Auric...
Alp ouvrit la bouche pour argumenter de nouveau. Et là, l'impensable se produisit. Un obus ennemi fit irruption en sifflant dans les airs, comme au ralenti. Alp se tourna, les yeux agrandis par la surprise. Auric tendit désespéramment la main vers son partenaire, comme pour le tirer à lui à travers le Portail par la seule force de sa volonté.
L'obus explosa. Et Auric sut avec une fatalité certaine qu'Alp était mort et que dans moins d'une seconde, il le suivrait. Il y eut un cri derrière lui et il sut que c'était Nina sans même regarder. Nina... toutes les personnes du village... ils allaient tous mourir. Le village tout entier serait rayé de la surface de la terre par l'explosion du Vortex qui était sur le point de se produire. Tous ceux qu'ils avaient évacués découvriraient que la mort les avait trouvés même après qu'ils aient essayé d'échapper à ses griffes. Alp serait mort pour rien.
Et quelque chose explosa en Auric. Il se releva en tremblant. Il pouvait sentir l'autre bout du Vortex se déchaîner vers lui, le lien qui l'ancrait au sol s'était brisé avec la mort d'Alp, et il venait désormais s'occuper de sa propre mort.
Eh bien, il n'avait qu'à aller se faire foutre.
Et exactement comme il l'avait fait quatre ans plus tôt, Auric leva les bras et attira le Vortex à lui, le laissant passer à travers son corps, le tordant selon sa volonté, puisant dans chacune de ses dernières onces d'énergie avec l'intention de joindre l'extrémité du portail avec celle qu'il détenait déjà. Tournant sur lui, il pouvait sentir le Vortex résister, le combattre et tout d'un coup, l'image d'un serpent se mordant la queue éclata dans sa tête. Serrant les dents, il ramena lentement ses mains l'une contre l'autre, forçant les deux extrémités à se rencontrer.
Ses mains claquèrent ensemble. Il y eut une énorme explosion, suivie par un léger crépitement qui ressemblait à de la pluie. Et quand Nina courut vers lui, tout ce qui restait du Gardien aux cheveux d'or, c'était un cratère fumant avec une pile de perles d'ambres dans le fond.
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Full Circle
FanfictionEdward Elric revient amnésique. Il a vécu les quatre dernières années en tant qu'Auric, un Gardien de Portes. Mais il y a certaines batailles qu'il est le seul à pouvoir combattre. Ses amis seront-ils capables de réveiller Ed, et qu'arrivera-t-il à...