« Essilor est un verre pour presbyte conçu pour lire et pour écrire. » C'était l'un des premiers souvenirs de Mathilde : un tract trouvé sur le pare-brise d'une voiture. Mais était-ce vraiment un souvenir ? Etait-ce véritablement, mot pour mot, le descriptif inscrit sur les publicités Essilor de l'époque ? Ne commercialisaient-il qu'un seul type de verre ? Mathilde se souvenait-elle vraiment de cet épisode, ou ne se souvenait-elle en fait que de sa mère le racontant ? Madame Movin avait toujours été si fière de cette anecdote : sa petite fille de six ans, qui venait de commencer le CP depuis seulement quelques mois, assise sagement sur la banquette arrière de la voiture, se mettant à sa grande surprise, à décrypter, syllabe après syllabe, le prospectus empli de mots compliqués qu'elle venait de récupérer.
Le tract Essilor était devenu le symbole de l'intelligence de Mathilde. Vingt-huit ans plus tard, Mathilde Movin est toujours considérée, par elle-même et par tous ceux qu'elle connait, comme une personne intelligente. Coïncidence ou plaisanterie du destin, elle est devenue ingénieure en optique de précision, pour l'un des concurrents du groupe qui avait incidemment révélé, à elle comme à sa famille, son potentiel intellectuel. Un emploi qui lui plait beaucoup, même si, comme beaucoup d'entre nous sans doute, elle doit régulièrement y faire face à certaines frustrations et insatisfactions.
Vingt-huit ans, peu ou prou, après la découverte du tract Essilor, Mathilde trouve de nouveau un papier sur la pare-brise d'une voiture. Bien entendu, pendant les années écoulées, Mathilde a dû récupérer de bien nombreux tracts, bien qu'elle ne se souvienne d'aucun et en ait probablement envoyés la plupart vers une poubelle sans même leur accorder un regard. Bien entendu, Mathilde a, entre temps, appris à conduire et la voiture sur laquelle elle trouve ce nouveau tract n'est plus celle de sa mère, mais la sienne. Si on cherche les différences, on peut également noter le fait qu'il s'agit cette fois du pare-brise arrière et non avant. Sans parler du fait que la scène n'a pas lieu au retour du supermarché, mais que le tract que Mathilde récupère ce soir sur le parking de son lieu de travail traîne sur le pare-brise depuis le matin et l'a quelque peu gênée pendant son trajet aller. Mais est-ce vraiment un tract, d'ailleurs ? S'il s'agit d'un tract, il est vraiment bâclé. D'ailleurs, peut-être que, s'il avait été plus soigné, Mathilde ne l'aurait même pas regardé.
Un fond blanc, des couleurs de caractères différentes pour chaque mot, une police bariolée ; qui croit pouvoir vendre son produit avec ce genre de publicité ? Cela attise la curiosité de Mathilde ou, du moins, éveille une tentation pour son esprit critique. Elle lit la première phrase : « Fais preuve d'attention pour les signes. » Visiblement, l'auteur ne cherche pas à vendre quoi que ce soit. Mais, s'il souhaite qu'on le prenne au sérieux, il ferait mieux de prendre garde à son orthographe. Les pauvres volatiles ne méritent-ils pas un engagement plus rigoureux ? S'agit-il d'un devoir scolaire réalisé par des élèves de primaire ? En primaire, Mathilde, elle, savait écrire « cygnes » correctement. La maîtresse aurait pu relire les travaux de ses élèves, avant de les laisser ainsi relâcher leur œuvre en pleine nature. D'ailleurs, s'il s'agit d'un devoir sur la préservation de l'environnement, peut-être que choisir le format papier n'était pas forcément l'idée du siècle.
S'il est possible d'avoir un esprit trop affuté, c'est indéniablement le cas de celui de Mathilde. Apparemment, elle a sauté beaucoup trop vite aux conclusions. En lisant la suite du tract, il est clair qu'il n'est pas question de cygnes mais bien de signes, et qu'il ne s'agit ni d'un tract ni d'un devoir scolaire. Quel serait le meilleur mot pour le qualifier ? Un mot, tout simplement ? Ou un canular ? Une énigme peut-être ? L'auteur semble en tout cas s'adresser directement à Mathilde : « Un programme a été préparé pour toi. » Mais quel programme ? Pourquoi l'auteur la tutoie-t-il ? A quel point la connaît-il ? Pourquoi reste-t-il volontairement obscur ? Y a-t-il vraiment un programme préparé pour elle, ou s'agit-il seulement d'une blague ? S'il s'agit d'une blague, c'est une blague qui tombe à l'eau ; le mot en lui-même n'ayant pas grand chose de comique. Le texte semble cependant annoncer une suite à attendre, la survenue d'évènements futurs ; peut-être l'humour se révèlera-t-il à ce moment là ?
Oui, il ne peut s'agir que d'une plaisanterie. Si ça avait été autre chose, par exemple une véritable énigme préparée dans un but de test intellectuel, l'auteur n'aurait pas eu le culot de sous-entendre que Mathilde n'est pas une personne épanouie. Or, c'est pourtant ce que l'une des phrases semble impliquer sans doute possible. Quelle effronterie ! Certes, il y a bien une petite part de vérité dans cette affirmation, mais Mathilde reste, parmi toutes les personnes de sa connaissance, l'une des plus épanouies. Elle a peut-être encore quelque peu du mal à essuyer l'échec qu'a été son mariage, et quelques difficultés à convaincre son employeur de lui permettre de travailler sur le projet qui lui tient à cœur, mais elle est une brillante ingénieure qui a récemment réussi à être publiée dans une prestigieuse revue, et l'heureuse maman d'une magnifique petite fille. Qui ose ainsi affirmer que sa vie n'est pas un succès ?
Qui ose se targuer d'avoir une solution toute faite à lui proposer, et ne même pas lui laisser la possibilité de refuser ? Il ne peut s'agir que d'une plaisanterie, et une de plutôt mauvais goût. L'auteur aurait bien mieux employé son temps à lutter pour la protection des cygnes. D'ailleurs, qu'en est-il de la situation des cygnes ? Quels sont les problèmes qu'ils rencontrent ? Sont-ils une espèce en danger ? Mathilde n'en a pas la moindre idée. Tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle s'est fait mordre la cheville par l'un d'eux quand elle avait six ans, l'âge de la découverte du tract Essilor et aussi l'âge qu'a sa fille aujourd'hui. Elle sait aussi qu'elle compte bien être attentive aux signes à venir, pour découvrir le rédacteur de ce mot et lui dire son opinion sur sa petite rédaction.
Que ce soit sur le fond ou sur la forme, les critiques à formuler ne manquent pas. De la sobriété, par pitié ! Dans les couleurs et la police, pour commencer. Dans la tonalité, ensuite ; moins d'affirmations assurées et d'injonctions ne seraient pas à blâmer. Et dans l'expression, enfin : pourquoi s'embarrasser de formulations alambiquées et introduire de la confusion quand il aurait été si facile et tellement plus efficace de faire plus simple ? Le côté scientifique de l'esprit de Mathilde, celui qui aime avant tout la clarté, ne conçoit pas que l'on puisse choisir de dire « Fais preuve d'attention pour les signes » au lieu du tellement plus élégant « Sois attentive aux signes ».
Cependant, si son esprit était rigoureusement scientifique, elle aurait cessé de penser à ce mot sitôt entrée dans sa voiture. A la place, pendant tout le trajet, elle continue de le ressasser, enthousiasmée par le mystère et exaspérée par la prise à parti personnelle. A vrai dire, si les indices promis ne surviennent jamais, si ce mot n'a aucune suite contrairement à ce qu'il affirme, Mathilde sera terriblement déçue. Aussi épanouie qu'elle est, elle accueille avec joie cette surprenante distraction, cette mystérieuse fantaisie, rupture d'avec le quotidien emplie de promesses. A présent arrivée chez elle, elle ouvre le tiroir de sa coiffeuse et y range soigneusement le mot, près des premiers chaussons de sa fille et des albums photos d'avant le divorce. Un petit bout d'avenir introduit subrepticement dans un tiroir empli de passé ; voilà qui devrait être bon signe. Sur la coiffeuse, devant le miroir, une boîte à bijoux ornée d'un cygne semble faire un clin d'œil à Mathilde.
VOUS LISEZ
Au fil des signes
General FictionSix personnages (pourquoi six ?) reçoivent (ou trouvent) un message anonyme leur promettant (ou prophétisant) plus d'épanouissement (mais qu'est-ce que l'épanouissement ?). Une condition est mentionnée (floue au possible) : être attentif aux signes...