Chapitre 35

77 20 10
                                    

L'aplomb de cette Ariane ! Emeraude s'était trompée sur elle : une fille comme ça n'aurait jamais été acceptée chez les Chouettes sans ailes, ni même chez son équivalent pour psychologues. Ariane aurait peut-être à la rigueur créé sa propre société secrète, ou plutôt sa secte ; elle semble bien du genre à créer une secte. Mais peut-on faire partie d'un groupe quelconque quand on est incapable d'accepter les croyances des autres ? Et peut-on aimer quand on est incapable d'accepter les croyances de l'autre ?

Il y a croyances et croyances. Ariane semble parler comme si elle parlait du fait que la terre tourne autour du soleil et réfutait le contraire. Elle parle comme si sa vérité était une vérité indubitable et qu'Emeraude et tous les autres n'étaient que de pauvres idiots avec un train de retard. Pourtant, il n'est pas faux de dire qu'il existe des tendances. Certes, il y a des hasards, et rien de ce que professe Ariane n'est absolument faux, mais elle oublie que ces hasards ne sont pas incompatibles avec l'existence de tendances plus générales. Parfois, les choses qui nous semblent des hasards se réunissent et se moyennent pour former une tendance collective dépassant les hasards individuels qui la composent initialement.

Emeraude ne croit pas au destin, mais elle croit aux faits sociaux. Une personne comme Ariane croit être strictement libre et qu'aucune action ne s'exerce sur elle, comme si elle était immunisée contre toutes les forces sociales qui s'exercent à notre insu. De la même manière qu'une personne qui, exemple extrême mais parlant, se suicide, croit accomplir un acte profondément individuel et libre. Pourtant, si on observe la variation des taux de suicides d'une période à l'autre et leur corrélation avec d'autres facteurs, il est indéniable que des tendances se dégagent, que des conclusions peuvent être tirées, et que ce que l'on étudie est plus que la somme de hasards individuels. Ce n'est probablement pas quelque chose qu'Ariane ignore ; c'est juste un fait qu'elle s'efforce de nier par incapacité à l'accepter.

Mystère que notre liberté ne soit jamais totalement liberté. Mystère difficile à incorporer dans notre entendement. Et pourtant, il serait difficile de dire qui d'Ernest ou d'Ariane est le plus dans l'erreur. Aux yeux d'Emeraude, il y a de la vérité des deux côtés. Ariane a raison de dire qu'on voit ce que l'on souhaite voir, que notre esprit se laisse avoir par des pièges à la con, et que l'on se devrait d'être plus rigoureux dans notre façon de penser. Mais elle manque elle-même de rigueur dans sa pensée, refusant obstinément de voir des vérités qu'il est pourtant essentiel de voir pour tenter de les combattre. Ariane pense que nier les forces extérieures est ce qui la rend libre, alors que la seule manière d'être libre est de prendre conscience de ces forces pour lutter contre. De la même manière qu'Ariane pense qu'être capable d'identifier nos biais cognitifs est ce qui nous permettra de nous libérer d'eux, pour Emeraude, être capable d'identifier les forces sociales qui s'exercent sur nous est la seule chose qui puisse permettre de réduire leur effet.

Ernest a bien raison de refuser les théories dogmatiques de sa petit-amie, et raison de laisser toujours une place au doute. Voilà un être qui ne se laissera jamais piéger, comme Emeraude le fait trop souvent, à sauter trop vites aux conclusions. Et, par dessus tout, Ernest est la compréhension incarnée. Il a sagement écouté sa petit-amie avouer sa trahison, avouer l'avoir manipulé, avouer être déçue de lui, et devant des inconnus qui plus est. Et au lieu de l'insurrection ou de la honte qui seraient pourtant légitimes, une seule chose semble occuper son esprit : comprendre Ariane. A aucun moment il ne cherche à lui montrer qu'elle a tort d'avoir agit ainsi, même s'il aurait bien des raisons de le faire. A la place, il ne cherche qu'à se mettre à la place de sa petite-amie et découvrir ses motivations. Les seules phrases qui sortent de sa bouche à l'issue du récit d'Ariane sont des questions.

Ernest doit pourtant avoir bien des réactions, mais celles-ci restent au second plan, sa priorité étant avant tout de comprendre Ariane. Refusant de juger avant d'avoir tous les éléments et d'avoir sondé en détails l'esprit d'Ariane, il abandonne tous les reproches qu'il pourrait avoir envie de formuler, pour se concentrer sur ce qu'il estimait être le plus important : trouver un moyen de réparer les choses, un moyen pour que leur relation puisse continuer d'avancer malgré leurs divergences. Une conversation qu'Ernest et Ariane termineront en privé, mais qui donne pourtant à Emeraude, rien qu'avec ce qu'elle a pu capter avant de partir, bien de quoi songer. Il lui apparaît qu'Ernest a tout du petit-ami idéal, puis elle se demande si ça ne serait pas le pire petit-ami possible au final. Celui qui cherche systématiquement à comprendre l'autre et trouver des solutions ensemble plutôt qu'à assigner le blâme est-il si idéal quand celle qu'il a en face est, comme Ariane, une fille trop ancrée dans ses convictions, ou, comme Emeraude, une fille trop prompte à sauter aux conclusions ? Serait-ce si idéal d'avoir un partenaire qui, cherchant à tout prix à protéger la relation, oublierait de formuler des reproches qui pourtant pourraient nous faire le plus grand bien ?

Entre une mère décédée dont il ne reste plus qu'une image irrévocablement bienveillante et un père ne disant jamais rien, à moitié car il considère sa fille comme fragile et à moitié car il lui fait confiance, qui dans la vie d'Emeraude est là pour faire des reproches ? L'engouement d'Emeraude pour l'idée des Chouettes sans ailes ne représentait-il pas un besoin d'être jugée ? Sans personne dans sa vie pour accepter cette fonction, Emeraude s'était rabattue sur la comparaison avec un modèle, autre moyen d'avoir une référence pour s'améliorer. Mais le modèle de sa mère s'est finalement avéré être un modèle bancal, constitué de souvenirs faussés. Au delà des personnes nous jugeant ou des modèles, existe-t-il une troisième option ? Ariane pense que notre esprit est capable de juger seul et de constituer sa propre référence ; c'est du moins la théorie qu'elle a avancée à Emeraude le jour où elles se sont rencontrées à la bibliothèque.

Ariane n'a probablement pas besoin qu'Ernest lui fasse des reproches, car elle utilisera un ensemble d'autres choses pour nourrir sa réflexion et se trouver de nouveaux moyens de progresser. Pourtant, son attitude récente prouve que son propre jugement a des points morts. Elle a eu beau faire suivre son aveu d'excuses, avant même que quiconque n'ait l'occasion de lui faire des reproches, le fait d'être allé aussi loin dans ses agissements prouve bien que les mises en garde d'une conscience extérieure à la sienne ne lui auraient pas fait de mal. Mais, après tout, peut-être qu'Ernest aurait adressé à Ariane les reproches qu'elle mérite, si Mathilde, Ernest, Charline et les autres ne s'en étaient pas chargés.

Tous ces gens réunis par hasard, c'est peut-être la solution au problème d'Emeraude. Ayant besoin de pouvoir identifier les forces à l'œuvre dans sa vie, elle s'est jusqu'ici toujours cherché des modèles fixes : le souvenir de sa mère ou les membres d'une société secrète dont elle aurait fait partie. Pourquoi ne pas accepter le présupposé d'Ariane ? Pourquoi ne pas accepter que les forces agissant sur elle puissent être aléatoires, multiples, imprévisibles, voir même inenditifiables ? Pourquoi ne pas prendre des bouts de modèles en chaque être humain croisant son chemin ? Confectionner un patchwork, qui serait son œuvre à elle-seule. C'est probablement ce que fait Ariane, oubliant ensuite que ce patchwork n'est pas l'œuvre de son esprit à elle seule mais un assemblage de morceaux issus d'untel et untel.

Pourquoi ne pas créer une jolie Emeraude, issue d'un morceau de compréhension d'Ernest, un bout de l'aplomb d'Ariane, une étincelle de la confiance de Mathilde, un peu de la sagesse d'Edouard, un soupçon de la rigueur de Charline et une part de la légèreté de Bastien ? Une Emeraude qui ne serait pas fruit de la coïncidence de ces rencontres hasardeuses, mais issue de la tendance sous-jacente qu'elle avait déjà à rechercher ces qualités qu'elle aurait pu trouver en tant d'autres si elle ne les avait pas croisés eux spécifiquement. Car, au final, nous avons tous avec tous tant de points communs et de liens que la véritable coïncidence surprenante serait de tomber sur quelqu'un avec qui on n'aurait strictement aucun élément partagé.

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant