Ils étaient pourtant jolis, ces écouteurs. Pas vraiment en fait, Charline trouve le rose fuchsia légèrement trop voyant. Mais c'est le dernier cadeau que lui a fait son fils avant de partir de la maison. Déjà deux ans qu'il avait déménagé ; pas bien loin qui plus est, et revenant presque chaque mercredi soir dîner avec ses parents. Il n'empêche, son départ avait été un choc pour Charline. Ces écouteurs étaient un peu comme un symbole. Il les lui avait offerts pour la fête des mères, tombée pile le lendemain de son départ. Une paire d'écouteurs et un abonnement Deezer, pour l'occuper pendant les trajets qu'ils ne feraient plus ensemble à présent. C'était du moins ce que Pierre Keplan avait dit à sa maman en les lui offrant, mais Charline aime imaginer qu'il y avait autre chose derrière ce cadeau. A ses yeux, les écouteurs roses étaient un moyen de la réconforter, de l'assurer que, même si elle était à présent une mère dont l'enfant avait quitté le nid, elle restait encore jeune malgré tout ; assez jeune pour écouter de la musique dans les transports, et surtout assez jeune pour porter des écouteurs rose fuchsia.
C'était un mensonge. Ces écouteurs étaient un mensonge. Les embouts en plastique caoutchouteux avaient fini par se déchirer. Charline a souvent entendu Pierre pester contre l'obsolescence programmée de ses différents appareils. Peut-on parler d'obsolescence programmée pour des écouteurs ? Et surtout, peut-on parler d'obsolescence programmée pour des êtres humains ? Pour elle ? Charline se sent aussi inutile qu'une paire d'écouteurs désormais inconfortables et rendant le son grésillant.
Elle a été une mère, et désormais son fils ne vit plus à la maison et n'a plus besoin d'elle. Quand il vient rendre visite à ses parents, il leur raconte les événements de la semaine, les choix qu'il a faits, les problèmes qu'il a rencontrés et les solutions qu'il a trouvées par lui-même. Où est passée l'époque où il leur demandait conseil ? Où est passée l'époque où Charline reprisait ses chemises, maintenant qu'il le fait seul et se pointe aux dîners avec un bouton dont le fil est d'une couleur différente de celle du fil des autres boutons ?
Elle a exercé pendant des années avec zèle son métier de secrétaire médicale, pour se voir petit à petit remplacée par des machines. C'est peut-être beaucoup dire, mais c'est pourtant l'impression qu'elle a, se sentant piégée dans une espèce de dystopie apocalyptique. Les logiciels se multiplient : les patients prennent leurs rendez-vous en ligne, les médecins rédigent leurs comptes rendus quasiment seuls, la mise en page est préintégrée, etc. Charline essaye de faire preuve d'autant d'application qu'avant, mais cela devient sans cesse plus difficile, quand les contraintes des logiciels ne lui laissent ni adapter la taille de la police pour éviter d'imprimer une page supplémentaire ne contenant qu'une seule ligne, ni aligner l'adresse au bon endroit sur la feuille, ni utiliser tous les raccourcis de remplacement automatique qu'elle avait créés pour gagner du temps quand elle travaillait encore sur un logiciel classique de traitement de texte.
Plus les choses sont automatisées, plus le travail est bâclé : c'est ce qu'elle constate. Mais le pire dans tout ça, c'est que personne ne s'offusque du résultat, qu'elle semble seule à juger insatisfaisant. Un manque de réaction qui semble crier que tout le monde s'en fiche, que tout ce à quoi elle s'est appliquée pendant des années, tout ce qui lui a été appris à l'école de secrétaire médicale, n'a en fait strictement aucune importance. Non contentes de la rendre désormais inutile, les machines lui disent qu'elle ne l'a jamais vraiment été, ou en tout cas pas autant qu'elle l'avait pensé. Un espace supplémentaire entre deux mots ne dérange personne, pas plus qu'un bouton de chemise recousu avec un fil de la mauvaise couleur. A-t-elle vraiment servi à quelque chose au cours de sa vie ?
Charline Keplan est une mère, une secrétaire médicale, et aussi, accessoirement, une épouse. Accessoirement, c'est comme ça qu'elle le ressent. Son mari, Patrice, est rarement à la maison ; toujours en déplacement à droite et à gauche. S'il rentre un jour plus tôt ou plus tard que prévu, il peut arriver qu'il oublie de l'en informer. Si elle prend soin de lui préparer à dîner, il peut arriver qu'il préfère se contenter de grignoter un sandwich. Si Pierre ne le voit pas en arrivant le mercredi, il ne s'interroge même pas sur son absence, celle-ci étant entrée dans la catégorie du normal pour lui comme pour Charline. Cependant, la présence de Patrice, quand elle est de la partie, est toujours agréable : il plaisante beaucoup, a toujours plein d'histoires intéressantes à partager, et s'intéresse encore aux avis de Charline. Le problème, c'est que lui non plus n'a pas besoin de ses conseils, ni besoin d'elle au sens large. Il s'en sort parfaitement bien quand il est loin d'elle, et elle n'est même pas sûre de lui manquer.
Tout le monde s'en sortirait tout aussi bien sans elle : c'est ce que Charline ne peut s'empêcher de conclure. De la même manière qu'elle s'en sortira tout aussi bien sans ses écouteurs roses auxquels pourtant elle tenait tant. N'a-t-elle pas aperçu, en faisant le ménage dans l'ancienne chambre de Pierre, deux ou trois anciennes paires d'écouteurs blancs ? Ils semblaient encore tout à fait fonctionnels. Elle n'a pas besoin du rose fuchsia, fausse illusion de jeunesse. Elle est obsolète ; il faut juste qu'elle trouve un moyen de l'accepter et de se faire à cette idée. Des écouteurs blancs, aussi neutres et classiques que possible, seront un bon début.
Charline soulève le couvercle de la poubelle de la cuisine. Elle a un moment d'hésitation : les composants électroniques ne doivent-ils pas plutôt être rapportés dans un magasin d'électroménager ? Elle s'apprête à refermer le couvercle, mais récupère d'abord une feuille de papier et un paquet de gruyère vide, qui étaient posés au dessus du monticule de déchets. Quand Patrice intègrera-t-il que les papiers et plastiques sont à mettre dans la poubelle d'emballage ? D'ailleurs, quel est ce papier étrange écrit en caractères multicolores ? Même les logiciels qui ont remplacée Charline ne donnent pas un résultat aussi disgracieux.
Elle ne sait pas d'où vient ce papier mais, ce qui est certain, c'est que, s'il est adressé à quelqu'un de chez eux, c'est bien à elle et pas à Patrice. Elle lui a pourtant bien dit de la laisser trier les prospectus, après avoir loupé la promotion chez le traiteur japonais qu'il avait directement jetée en considérant sans même la consulter qu'elle n'aimerait pas ce genre de cuisine. Cette fois-ci, il semble d'agir d'un programme d'épanouissement, et gratuit qui plus est ; exactement ce dont Charline aurait besoin. De quel droit Patrice le met-il à la poubelle ? Pense-t-il vraiment que sa femme est déjà aussi épanouie qu'elle peut l'être ? Est-il à ce point aveugle ?
Malheureusement, le prospectus ne donne pas plus d'information sur la façon dont participer à ce programme. Pas besoin d'inscription, très bien. Mais quoi alors ? Quelque chose arrivera, mais quoi ? Des signes, des signes, mais quoi comme signe ? Finalement, Charline comprend pourquoi Patrice a fichu ce papier à la poubelle. Aucune information digne d'intérêt et permettant de bénéficier concrètement de quelque chose. Quel intérêt ce prospectus peut-il avoir ? Chercher les signes, merci bien. Comment peut-elle chercher les signes ?
Y a-t-il des indices autres part ? La première chose à savoir est d'où vient ce tract. Peut-être que Patrice l'a récupéré dans un lieu spécifique, et que les indices y sont cachés. Le papier dit qu'ils sont partout, mais peut-être que partout veut dire partout dans une zone délimitée. Le mot est tout simplement incompréhensible sans son contexte. La première mission de Charline sera donc de retrouver ce contexte. Mais, pour ça, elle ne doit attendre que la journée de travail de Patrice se termine ; normalement, il doit rentrer à la maison ce soir. Assez tôt pour manger avec elle en principe, alors elle fait cuire un poulet et des pommes de terre. Elle ne se prend plus la tête maintenant ; s'il a finalement déjà mangé en arrivant, elle aura des restes pour se faire une gamelle à manger au travail le lendemain midi.
Pendant que le four préchauffe, Charline prend un post-it et un stylo. Elle a pris la manie de tout noter, obsédée d'efficacité et terrorisée à l'idée d'oublier l'une des multiples tâches qu'elle peut avoir à effectuer. Elle note de racheter des pommes de terre, d'interroger son mari sur le mot retrouvé dans la poubelle, de rapporter les écouteurs à Monoprix où elle se souvient avoir vu un bac de retour d'objets électroniques, et de racheter des post-it car celui sur lequel elle fait cette liste est l'un des derniers du paquet. Elle ajouterait bien de se trouver une activité qui lui donne un sentiment d'utilité, mais c'est une tâche pour l'instant encore trop abstraite pour pouvoir être notée sur une liste et cochée une fois effectuée.
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Au fil des signes
General FictionSix personnages (pourquoi six ?) reçoivent (ou trouvent) un message anonyme leur promettant (ou prophétisant) plus d'épanouissement (mais qu'est-ce que l'épanouissement ?). Une condition est mentionnée (floue au possible) : être attentif aux signes...