Chapitre 23

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Patrice est légèrement inquiet. Ce soir, sa femme à rendez-vous avec un jeunot de trente-trois ans. Certes, c'est en tout bien tout honneur, et le fait qu'elle le lui ait dit ne peut être que rassurant. Il n'empêche, cette histoire de message anonyme lui semble suspecte. Ce papier était très bien à la place qu'il lui avait attribué dans la poubelle. Pourquoi Charline s'intéresse-t-elle tellement à ces bêtises ? La réponse à cette question est limpide pour son mari : parce qu'elle s'ennuie dans sa vie. Charline s'ennuie et c'est bien ce qui l'ennuie, lui. Si elle s'ennuie autant, si elle a besoin de fantaisie, qu'est-ce qui peut assurer Patrice qu'elle ne finira pas par faire quelque chose d'aussi stupide que s'engager dans une liaison avec un gamin de vingt ans de moins qu'elle ?

En fait, Patrice sait bien que son épouse ne ferait jamais ça. Avoir une aventure, ça ressemble tellement peu à Charline. D'ailleurs, si elle en avait une, il le découvrirait probablement en tombant par hasard sur une liste de mensonges qu'elle aurait couchée sur papier dans l'angoisse de se préparer à sa nouvelle vie de duplicité. En se faisant cette remarque, Patrice sourit. Un sourire empli de tendresse ; d'attachement amusé aux petites manies de sa femme et à ce qu'elles révèlent sur elle. Charline est fidèle. Charline est fiable. Charline veut bien faire ; un peu trop même.

Mais Charline s'ennuie. Charline n'est pas heureuse. Patrice sait qu'elle serait incapable de le tromper, mais il sait aussi qu'elle serait peut-être capable de le quitter. Il ne sait pas quoi faire. Il ne sait pas quoi lui dire. Elle se plaint à lui souvent, de sa vie, et il ne sait pas quoi lui répondre. Elle se plaint de se sentir inutile, de se sentir vieille, de n'être pas épanouie. Elle se plaint de son travail où elle apporte de moins en moins de valeur ajoutée, elle se plaint du départ de leur fils et du fait qu'il n'ait plus besoin d'eux, elle se plaint des absences de Patrice et du fait qu'elle ne semble pas lui manquer. Bien sûr qu'elle lui manque. Mais que peut-il faire ? Que peut-il faire d'autre qu'essayer d'amoindrir ses déceptions ? Que peut-il faire d'autre que d'essayer de lui faire voir que rien de tout ça n'est catastrophique ? C'est vrai, après tout. Ils ont une vie plutôt heureuse. Pourquoi Charline n'est-elle pas capable de s'en satisfaire ?

Patrice essaye de lui conseiller de relativiser. Parce que, s'il ne faisait pas ça, la seule autre chose qu'il pourrait lui dire, le seul autre conseil qu'il pourrait lui donner, ce serait de le quitter. Face à une vie insatisfaisante, il n'y a que deux options : choisir de s'en contenter, ou l'abandonner partir chercher autre chose. Si la vie de Charline, dont il fait partie depuis maintenant trente ans, ne parvient pas à la satisfaire, c'est de sa faute à lui. C'est de sa faute si elle n'est pas heureuse. Il lui a donné une maison et un fils. Quand elle a eu envie de reprendre ses études pour devenir secrétaire médicale, il l'y a encouragée et lui a donné tout le soutien nécessaire. Et maintenant, le fils est parti, le travail est devenu moins épanouissant, et redécorer la maison ne serait en rien une solution aux problèmes existentiels de Charline. L'élément qui devrait insuffler de la joie et de la fantaisie dans la vie de Charline, c'est lui, n'est-ce pas ?

Patrice aime Charline ; il ne supporterait pas qu'elle le quitte. Il se sent responsable de son malheur, mais ne sait pas ce qu'il pourrait faire pour elle. Il l'écoute et essaye de la consoler, mais il voit bien qu'il est nul à ce genre de choses. Il voudrait être plus présent pour elle, mais son emploi ne lui laisse pas vraiment le choix. Et puis, il faut bien admettre qu'il aime être plongé dans le travail au point d'en oublier tout le reste de ses soucis. Quand il travaille, au moins, il n'est pas en train de penser à sa femme malheureuse et au fait qu'il est incapable de faire quoi que ce soit pour lui redonner le sourire.

Il a bien pensé à l'emmener en voyage, puis il s'est trouvé stupide d'avoir une idée si ridicule. Il connaît assez Charline pour savoir ce qu'elle en aurait pensé. Elle aurait été touchée de se sentir aimée et de voir l'attention qu'il a pour elle, mais elle se serait surtout sentie incomprise. Elle lui aurait expliqué qu'une escapade hors du quotidien ne change rien à la déception que représente ce quotidien de façon générale, et qu'une fois revenue de voyage ses soucis seraient toujours là à l'attendre. Mais quels soucis au juste ? Le souci de ne pas avoir de soucis.

Charline aime se sentir utile. N'a-t-elle pas tort de s'accrocher si fort à cette lubie ? Patrice essaye de lui faire comprendre qu'elle a tort. Mais elle ne l'écoute pas. Il essaye de lui dire qu'elle n'a pas à s'en vouloir, que ne plus avoir à être utile peut représenter une chance. Il tente de lui faire comprendre qu'elle est en droit de s'accorder un répit bien mérité et de juste profiter. Profiter de la diminution de charge à son travail pour déstresser, profiter de ses soirées seules pour se détendre en faisant des activités plaisantes, profiter du départ de Pierre pour pouvoir enfin penser à elle-même. Mais Charline est juste incapable de penser à elle-même. Parfois, Patrice a juste envie de la secouer, de la réveiller, de lui faire entendre que si elle est malheureuse c'est parce qu'elle n'est pas assez égoïste. Mais c'est comme si elle ne l'écoutait pas. Les arguments de Patrice ne doivent pas être les bons ; ils n'ont pas le pouvoir de se frayer un chemin et trouver leur place dans l'esprit de son épouse.

Il est juste incapable de l'aider à relativiser, incapable de la faire changer de point de vue sur quoi que ce soit. Depuis leur mariage, et plus encore depuis la naissance de Pierre, c'est toujours elle qui a régenté leur existence, à grand renforts de listes et de plans impeccables. Parfois, Patrice se demande à quoi il a servi, si ce n'est à apporter le surplus d'argent qui a permis d'ajouter la chambre d'invités, les jolis lustres et les desserts systématiques. Heureusement, contrairement à sa femme, Patrice n'a pas besoin de se sentir utile. Quand il se surprend à se demander si le travail pour lequel il se donne tant de peine jour après jour sert vraiment à quelque chose, il finit toujours par se souvenir qu'il prend plaisir à le faire et qu'au final c'est tout ce qui compte à ses yeux.

En fait, Charline ne l'a jamais écouté ; il le réalise ce soir. Charline a toujours été celle qui donne les conseils et jamais celle qui les reçoit. Il ne l'a jamais influencée en rien. Et, ce soir, cruauté suprême, Charline s'est laissée influencée par quelqu'un d'autre que lui. Mais qui donc est ce Bastien ? Qu'a-t-il de plus que Patrice ? Qu'a-t-il de si spécial ? Ils ont pris un café tous les deux, et Charline rentre le sourire aux lèvres et l'envie de parler débordant d'elle.

Sa conversation avec ce jeune homme a été comme une révélation. Elle a compris que ce qui compte dans la vie n'est pas ce que l'on fait mais qui l'on est ; pas les évènements qui arrivent mais la tonalité selon laquelle on choisit de les lire. Elle a compris que ce qui lui manquait cruellement était la disposition esthétique à apprécier la vie dans son ensemble, autrement que dans une perspective utilitaire. Elle sort toutes ces longues phrases, ces expressions surfaites qui débectent Patrice. Toutes ces choses qui en même temps semblent banales et semblent vraies. Toutes ces choses qui au final ne sont pas autre chose que ce qu'il a essayé de lui dire pendant des mois, mais qu'elle refusait d'entendre quand elles venaient de lui.

Qu'a donc dit ce Bastien à Charline ? Visiblement, pas autre chose que ce que Patrice tente de lui dire semaine après semaine. De relativiser. D'arrêter de vouloir être utile et de commencer à être plus égoïste. C'est la même chose, n'est-ce pas ? La même chose qu'un « changement de tonalité de lecture des évènements ». La même chose qu'une « disposition esthétique à apprécier la vie autrement que dans une perspective utilitaire ». Est-ce parce que Bastien a utilisé des termes différents qu'il est parvenu à toucher Charline ? Ou est-ce juste parce qu'il n'est pas son mari et qu'elle est plus disposée à écouter un inconnu que celui qui partage son existence depuis des années ?

Patrice se dit qu'il a dû échouer quelque part ; peut-être bien des années en arrière. A un moment, il a dû manquer à l'appel ; se contenter de profiter de Charline et de ses sages conseils sans rien lui apporter en retour. Maintenant, c'est trop tard. Maintenant, sa femme ne l'écoute plus que pour rire à ses histoires ou pour chercher des conseils à lui donner à lui. Jamais elle ne l'écoute comme celui qui pourrait l'aider elle ; lui donner des conseils à elle. Cela fait de la peine à Patrice. Puis il s'arrête dans sa réflexion, choqué. Il vient de réaliser que, lui qui se moque tant de la tendance de sa femme à vouloir être utile, est victime, peut-être dans une moindre mesure mais néanmoins victime, de la même envie. Mais après tout, ne le sommes nous pas tous un peu ?

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant