Chapitre 3

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Abricots : pile un kilo. Bravo Monsieur, vous avez réussi à tomber sur un chiffre rond. Bastien Ilorela n'ose pas faire la remarque à voix haute. S'il avait toujours vingt-trois ans, il aurait peut-être pu se le le permettre. Mais il en a maintenant trente-trois et, qui plus est, le monsieur qui est tombé juste ne semble pas particulièrement sympathique. Dix ans à travailler dans ce supermarché, à faire défiler les articles devant le scanner sans même plus les regarder. Sauf les fruits, qu'il doit bien identifier pour que leur prix soit ensuite calculé, mais Bastien est capable de faire ça d'un simple coup d'œil et en un clin d'œil.

Il a passé le stade de se demander pourquoi ce supermarché ci a fait le choix de ne plus laisser les clients peser eux-mêmes leurs fruits. Trop de tentatives d'arnaque ? Il a aussi passé le stade de s'imaginer la vie de ses clients, de rire de l'incongruité de leurs achats, ou de tenter d'entamer une discussion avec eux. Il y a encore quelques années, il aurait rit en s'imaginant la bonne salade que l'homme sérieux allait se préparer avec un kilo d'abricots, trois tubes de mousse à raser, un de crème chantilly, une boîte de chewing-gum à la menthe et un paquet de raisins secs.

Les poids ronds sont l'une des rares choses qui arrivent encore à attirer son attention. Statistiquement, il devrait pourtant y en avoir un pour cent, compte tenu du nombre de décimales fournies par la machine. Et Bastien scanne bien plus de cent sacs de fruits par jour ; pourtant, il est convaincu de ne pas voir plus d'un ou deux poids qui tombent pile par semaine. Les poids ronds, et les jolies femmes, qu'il ne peut pas non plus ignorer. Comme la cliente suivante, qui finit de poser ses achats sur le tapis, tout en souriant à Bastien. Elle en a beaucoup, occupant toutes la surface du tapis et ayant encore des articles dans son caddie. Une mère de famille nombreuse ? Ou une flemmarde qui s'organise pour n'avoir à faire les courses qu'une fois par mois ? Bastien ne s'imagine plus la vie des clients, lassé de cet exercice après tant d'années. Mais il fait quand même une exception pour les jolies femmes.

A une époque, il aurait essayé de lui parler, de la faire rire, et peut-être même de décrocher un rendez-vous. Aujourd'hui il est toujours bel homme, mais il n'a plus l'énergie, plus l'envie. Il n'arrive plus à s'enthousiasmer, à se leurrer, à s'imaginer que les choses puissent ne pas être vaines. Bastien avait abandonné ses études il y a des années de ça, parce qu'il souhaitait profiter de sa vingtaine. Et il en avait bien profité. Travaillant à tiers temps au supermarché, il n'avait plus à se prendre la tête, et tout un amas d'heures disponibles pour apprendre à jouer de la guitare, prendre des photos, draguer les jolies filles, enchaîner les aventures. Cette situation lui avait convenu pendant quelques années. Mais Bastien n'a plus la vingtaine à présent, et l'amusement lui semble de plus en plus vain, l'oisiveté de plus en plus vide. Il a augmenté depuis longtemps ses heures de travail au supermarché, pour pouvoir s'acheter une télé plus grande et des vêtements de marques, manger des produits plus coûteux et faire plus de sorties. Evidemment, rien de tout ça ne lui a vraiment apporté de satisfaction.

Bastien appuie sur le bouton et une enseigne lumineuse se déclenche « Caisse fermée ». Voilà une journée qui finira en beauté : un poids rond et une dernière cliente magnifique, que pourrait-il espérer de plus ? Peut-être un peu plus de soleil pour la ballade de retour chez lui à vélo. Au moins, il ne pleut pas ; c'est déjà ça. Avant de partir, il jette un œil au panneau sur lequel les clients punaisent leurs petites annonces. L'une de ses tâches est de vérifier que personne n'y a affiché d'obscénités ou de message offensant. Des fois, il enlève aussi d'autres mots, par initiative personnelle. Par exemple, ce papier qui semble être un tract de recrutement pour une secte. Juste à côté, un autre mot le fait douter. Aussi une secte, ou plutôt un club de développement personnel ?

Bastien relit le mot. Nul besoin de l'arracher, il ne présente visiblement aucun danger : pas de demande de don, même pas de coordonnées si on souhaite les joindre. Juste la promesse de signes à venir qui indiqueront la voie d'un épanouissement plus grand. Soudain, Bastien se souvient de la voyante qui lui a tiré les cartes le week-end précédent. Il ne l'avait pas prise au sérieux ; entrant dans la sombre petite boutique uniquement pour rire avec son ami Benjamin. Mais « Tu vas bientôt retrouver le chemin du bonheur » était justement l'une des cartes qui lui avaient été tirées ce soir là. La deuxième prédisait le retour d'un amour passé, ce qui avait semblé suspect à Bastien, celui-ci se considérant comme n'ayant jamais été amoureux. Il y avait aussi une troisième carte, mais il ne parvient pas à faire revenir son contenu à sa mémoire. Peut-être parce qu'elle ne lui avait rien évoqué de spécial, ou peut-être juste parce qu'il avait trop bu ce soir là.

Ce mot accroché sur le panneau a-t-il un rapport avec la voyante ? Est-ce elle qui l'aurait affiché ici ? Ou bien avait-elle cette nuit là réveillé des forces occultes qui auraient fait apparaître le mot ? Bastien a de vagues souvenirs d'avoir accepté quelque chose. « Souhaites-tu que les choses changent dans ta vie ? » lui avait demandé la voyante. Bastien avait répondu oui, bien évidemment. La voyante avait alors demandé un objet personnel, en échange d'un sort qu'elle pouvait lancer. Bastien n'était pas dupe, mais voulant pousser la plaisanterie jusqu'au bout, avait donné à la voyante sa ceinture abîmée que de toute façon il comptait bientôt jeter. Il doit avoir grossi depuis, car il n'a pas encore acheté de nouvelle ceinture et son pantalon tient pourtant parfaitement.

Bastien n'est pas du genre à se faire avoir par les charlatans, mais il n'est pas non plus sceptique au point de refuser obstinément de croire au paranormal. Il y a assurément certains phénomènes que l'on ne peut pas expliquer. Pourquoi, précisément la semaine suivant la rencontre avec la voyante, précisément un jour où il se fait la remarque que sa vie a besoin de changement, ce mot se présente-t-il devant lui ? Peut-il vraiment s'agir d'une simple coïncidence ? Si un mouvement de changement a été enclenché, Bastien ne veut pas courir le risque de le louper. Certes, il n'admettrait jamais, ni à l'ami avec lequel il était ce soir là, ni à qui que ce soit d'autres, qu'il est prêt à croire que cette voyante a vraiment des pouvoirs. Mais une part de lui est prête à laisser une place au doute, et peut-être même à s'engouffrer dedans.

Après tout, sa vie est tellement terne. Tout changement serait le bienvenu. Même s'il s'agit de forces maléfiques ? Peut-être pas, mais les forces maléfiques n'existent probablement pas de toute manière. Il n'empêche qu'il aurait peut-être dû faire plus attention avant d'accepter la proposition de la voyante. « Souhaites-tu que les choses changent dans ta vie ? » Oui, mais uniquement si c'est pour le mieux. Cela va de soi, non ? C'était sous-entendu. Perdre son emploi, se faire renverser par un camion et perdre l'usage de ses jambes, retrouver ce soir son appartement cambriolé : aucun de ces changements ne serait le bienvenu. Et, si Bastien y réfléchit plus longtemps, il peut encore probablement citer tout une liste de changements dont il ne veut aucunement. Apprendre que l'une de ses conquêtes était tombée enceinte et qu'il est père d'un enfant de trois ans, développer une allergie au ketchup, découvrir que ses amis ne l'ont jamais véritablement apprécié, que sa série préférée soit arrêtée, être témoin d'un crime et forcé de changer d'identité pour assurer sa protection, ...

Mais pas de raison de s'alarmer. Le message semble plutôt positif ; ce qui est promis, c'est de l'épanouissement. L'épanouissement peut-il être le résultat final d'une succession de malheurs et d'épreuves ? Oui, probablement, mais Bastien n'a aucune envie d'avoir à en passer par là. Du bonheur tout cuit, à emporter, n'est-ce pas possible ? Le mot ne promet pas de mésaventures, mais il semble quand même requérir quelques efforts : prêter attention, repérer les signes. L'attention n'est vraiment pas le fort de Bastien, pas plus que le décryptage de symboles obscurs. Comment distinguer ce qui est un signe et ce qui n'en est pas un ?

La voyante était-elle déjà un signe ? Peut-être que les fameuses cartes tirées sont les premiers indices. Dommage, il ne se souvient même pas de la troisième. Mais peut-être que son ami Benjamin a une mémoire plus fiable. « Allo Ben. Je sais que tu as une réunion dans vingt minutes donc je ne te dérange pas longtemps. Est-ce que par hasard tu te souviens de la dernière carte que m'a tirée la voyante ? » Ce qu'il y a de bien, avec Ben, c'est qu'il va toujours droit au but, sans s'interroger sur le pourquoi du comment. Pas de surprise, pas de tentative pour savoir pourquoi Bastien pose la question. Juste la réponse, claire et précise : « Tu vas enfin pouvoir extraire de tes talents la gloire et la fortune. » Bastien se demande comment il a pu oublier une pareille prophétie ; peut-être justement parce qu'elle semble par trop incroyable.

Il enfourche son vélo et, tout en avançant en direction de chez lui, laisse se promener son regard à la recherche de signes. Il manque de renverser une fillette, et remarque qu'elle porte sur le dos l'étui d'un instrument de musique. Est-ce un signe ? Devrait-il reprendre la musique ? Il remarque assis sur un banc deux amoureux en train de jouer aux cartes ? Est-ce aussi un signe ? Une confirmation que les cartes tirées ne sont pas un élément à négliger ? Bastien remarque aussi que les endroits par lequel il passe sont tous délabrés et pas particulièrement jolis. Est-ce un symbole de sa propre existence, dans laquelle il devrait insuffler un peu plus de sens ? En arrivant devant chez lui, il rate son freinage et manque de se taper le nez contre les poubelles : aucun doute, il est nécessaire qu'il se reprenne en main et qu'un changement survienne.

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant