Chapitre 38

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D'une certaine manière, les aveux d'Ariane n'ont pas surpris Ernest. Pourtant, il ne s'était jamais douté qu'elle puisse être l'auteur du mot. En fait, il ne s'était jamais vraiment demandé qui était l'auteur du mot. Ce qui l'intéressait, c'était le contenu et non le contexte de rédaction. Maintenant, ce contexte de rédaction l'intéresse mais, au final, il n'est pas surpris plus que ça : parce que ce comportement ressemble à Ariane. Ernest sait bien qu'aux yeux de sa petite-amie la vie est une aire de jeu, d'exploration, d'expérimentation et pas quelque chose qui mérite d'être traité avec sérieux. A ce titre, il ne peut pas vraiment lui en vouloir. Lui aussi, s'il considérait que la vie est une aire d'expérimentation, il aurait pu agir ainsi. Bien entendu, Ernest considère que la vie mérite d'être prise au sérieux et donc n'aurait jamais pu agir ainsi. Ernest pense que la vie n'est pas un laboratoire expérimental et juge donc le comportement d'Ariane répréhensible ; mais il sait parfaitement qu'elle et lui ne partent pas du même présupposé et que donc il est normal qu'ils aboutissent à des conclusions différentes. Comprenant qu'Ariane part d'ailleurs que lui, comprenant d'où elle part, Ernest est incapable de lui en vouloir.

Après tout, cette attitude d'Ariane face à la vie fait aussi partie de ce qu'Ernest aime chez elle. Le recul d'Ariane, son refus du sérieux absolu, sont pour lui un souffle d'air frais qui vient égayer la vie, la rendre moins lourde et plus riante. Mais à quel prix ? Rien ne mérite-t-il d'être considéré comme précieux ? Ernest aurait aimé être considéré par Ariane comme précieux, même s'il ne se sent pas le mériter. Et quelque part, elle le considère probablement comme précieux : il sait bien qu'il a été beaucoup plus qu'un sujet dans une expérimentation, mais la raison même de l'expérimentation. Ariane n'a pas considéré leur relation comme suffisamment sacrée pour s'interdire d'expérimenter sur Ernest, mais elle l'a considérée suffisamment sacrée pour chercher à mieux comprendre ce qui s'y tramait et ce qui pourrait la mettre en danger. Ernest juge tout ça absurde de son propre point de vue, mais parfaitement sensé dès qu'il se place du point de vue légèrement tordu de sa petite-amie.

Ariane est étrange, et Ernest aime son étrangeté. Ce qui aurait été, de la part de n'importe quelle autre fille, une tentative de manipulation impardonnable, est, de la part d'Ariane, une expression de curiosité à la fois risible et mignonne. Ernest voit la tendresse de son geste ; ce geste un peu désespéré et en même temps de parfaitement aligné avec tout ce qu'est Ariane. Une attitude de scientifique farfelue bien plus que de copine autoritaire. Qu'Ernest se réaligne au final aux croyances d'Ariane la rassurerait, c'est certain, mais il sait bien que son but principal n'a jamais été celui-là. Son but était de mieux le comprendre, lui, en cherchant à étudier les gens en général et ceux qui seraient potentiellement semblables à lui sur ce point. Ce n'était pas un plan élaboré pour le manipuler ; juste une idée farfelue qu'elle avait choisi de poursuivre dans un élan de spontanéité. En le comprenant, Ernest peut l'accepter.

Ce qu'il a beaucoup plus de mal à accepter, c'est que tout ça semble une nouvelle confirmation de ce qu'il ressent depuis le début : qu'il n'est pas assez bien pour Ariane. Il n'est pas son égal ; pas à partenaire avec qui théoriser les gens et l'univers comme elle aime tant le faire. Parce que lui n'a pas ce bagage de connaissances psychologiques qu'Ariane arbore fièrement en couronne sur la tête et dont elle discute avec lui comme s'il devrait s'agir de vérités admises par tous. Elle passe pourtant ses journées à engranger et questionner toutes ses connaissances ; puis attend de tous qu'ils les aient déduites par eux-mêmes sans avoir foulé les bancs d'une fac de psychologie. Ernest peut comprendre l'intérêt d'Ariane pour ces sujets. Mais, lui qui n'a pas fait le choix d'y consacrer sa vie déplore que sa petite-amie se retrouve par là si supérieure à lui. Quel que soit la discipline qu'il choisirait d'étudier, aucune ne lui permettra de l'égaler en s'appliquant si facilement à chaque pan de la vie.

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant