Chapitre 20

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Georges se sent soulagé. Edouard, après tout avoir gardé pour lui pendant des semaines, passe enfin aux aveux. Georges ne comprend pas pourquoi son ami, d'habitude si expansif et si avide d'authenticité, a attendu tant de temps pour lui parler des récents événements de son existence. Jusqu'à présent, le moindre doute, le moindre questionnement, la moindre remise en question, avait toujours été passé au filtre de leurs discutions. Pourquoi un tel changement ? Un simple message anonyme peut-il avoir le pouvoir de secouer Edouard au point de lui retirer son envie de communiquer sur ce qui le préoccupe ?

Oui, Georges savait bien qu'Edouard était préoccupé, mais ce n'est qu'aujourd'hui que celui-ci prend la peine de lui en parler. Il lui raconte tout : le mot mystérieux trouvé sur son bureau, ses soupçons envers le nouveau RH, puis la rencontre d'une femme extérieure à l'entreprise qui a pourtant reçu exactement le même message que lui. Edouard demande à Georges son avis et ses hypothèses sur la personne qui pourrait être auteur de tout ça. Georges, ne sachant pas quoi lui répondre, préfère orienter leur conversation sur l'impact du mot plutôt que sur son origine.

Edouard croit-il que ce mot est un signe ? Sa façon de considérer son existence et de prendre des décisions a-t-elle changée depuis qu'il l'a reçu ? Voilà ce qui est important. Peu importe les causes ; ce qui compte avant tout, ce sont les conséquences. Mais Edouard semble, encore une fois, avoir du mal à cracher le morceau. Georges le connaît assez pour savoir qu'une seule chose peut le conduire à se renfermer ainsi : la peur d'être ridicule. Ça doit être à cause de ça qu'il ne lui a pas parlé du mot plus tôt. Il doit avoir honte d'admettre qu'il a envie de croire à tout ça, honte de croire que sa vie va changer juste parce qu'un bout de papier l'affirme.

Piteusement, Edouard acquiesce face aux hypothèse que lui propose son ami. Oui, c'est parce qu'il a honte qu'il ne lui a pas parlé plus tôt de ce mot. Il y a une immense part de lui qui trouve ça stupide, mais pourtant il croit que la réception du mot marque le début d'une nouvelle page de sa vie. Et, plus gênant encore, il croit que cette nouvelle page sera marquée par la rencontre d'une femme : Mathilde, qu'il n'aurait jamais abordée s'il n'avait pas reçu ce mot. Dire que s'il avait avancé plus vite sur ses dossiers ce mardi et avait pu aller comme prévu se faire couper les cheveux, il n'aurait pas été dans ce salon le mercredi pour la voir et l'entendre parler du mot. Leurs chemins se seraient-ils alors croisés d'une autre manière ? Georges n'a pas envie de dire ce qu'il pense, en partie de peur de passer pour un rabat-joie : il préfère faire parler Edouard, et se réjouir pour lui.

Edouard semble heureux ; cette Mathilde qu'il a rencontrée croit, elle aussi, que ce mot est signe d'un nouveau départ. Voir une femme aussi intelligente que Mathilde accorder de la valeur à ce mot, c'est justement ce qui donne à Edouard la force d'assumer et d'être capable d'en parler. Il reste malgré tout extrêmement embarrassé. Georges se demande ce qui gêne le plus Edouard : croire en un mot prémonitoire, ou croire en la possibilité d'une relation amoureuse avec une femme qu'il vient tout juste de rencontrer ? Son ami peine à masquer son irrésistible envie d'aimer, que Georges a remarquée depuis des mois déjà.

Depuis le départ de la mère de ses enfants, Edouard s'était consacré à son rôle de père, à son travail, ainsi qu'à diverses quêtes philosophiques et spirituelles. Georges avait suivi tout ça, et vu Edouard devenir progressivement l'homme bien dans ses chaussures qu'il est aujourd'hui. Mais, une fois à l'aise dans sa peau, il allait forcément lui falloir trouver quelque chose de nouveau à quoi aspirer. Connaissant Edouard, Georges se doutait que l'amour allait naturellement être la prochaine chose sur sa liste.

Mais il fallait à Edouard un déclic ; quelque chose l'autorisant à poursuivre un but si courant, si normal. Vouloir aimer un autre être humain, et en être aimé en retour, voilà un désir bien trop commun pour pouvoir être partagé par ce cher Edouard. Il se croit probablement presque au dessus de ça, amoureux déjà de la vérité, de l'efficacité, de la fiabilité, et d'un millier de choses bien plus abstraites et plus parfaites qu'une femme. D'ailleurs, Georges a sa théorie : selon lui, se convaincre de la futilité de l'amour, se dire qu'il y avait bien des choses plus importantes dans la vie et se concentrer sur celles-ci, avait été la manière d'Edouard de faire face à l'échec de sa relation avec Jeanne. Le mot reçu, ou même la rencontre avec Mathilde, ne semblent pourtant pas tout à fait suffisant pour constituer ce déclic nécessaire à Edouard.

Edouard a encore besoin d'être poussé, et Georges essaye de le rassurer. Une fois la plénitude de vie atteinte, l'amour ne serait-il pas quand même une jolie cerise sur le gâteau ? Il n'y a aucune honte à vouloir partager son bonheur, échanger, toutes choses honorables, qui sont d'ailleurs déjà à la source du désir d'authenticité qui caractérise Edouard. Qu'il arrête un instant de faire l'idiot et admette que ce n'est pas parce que tout le monde, ou quasiment tout le monde, a envie d'aimer, qu'aimer est forcément une mauvaise idée. Ce n'est pas parce que c'est répandu que c'est vide de sens. Et puis, soudain, un argument vient à l'esprit de Georges : « Si aimer comme tout le monde aime est trop petit pour toi, trouve autre chose. Voit cet amour comme une occasion de définir ta propre façon d'aimer, de réfléchir au sens philosophique de l'amour, de créer une relation qui soit propre à vous d'eux et pas un copier-coller de celle de Monsieur et Madame Tout Le Monde. Tu sais très bien que c'est ce que tu vas faire de toute façon, alors arrête d'avoir honte parce que je peux t'assurer que, oui, c'est un but qui te ressemble. »

Edouard, touché par cet argument percutant dont Georges n'est pas peu fier, commence doucement à admettre l'idée qu'il apprécie bien plus qu'un peu cette Mathilde. Il reste malgré tout un doute dans la voix d'Edouard quand il parle d'elle, comme s'il n'était pas tout à fait sûr qu'elle est bien la femme qu'il lui faut, comme si certaines de ces caractéristiques l'inquiétaient. Georges parierait toute ses pièces sur l'indépendance et l'ambition ; deux traits qu'Edouard, compte tenu de sa philosophie, ne peut qu'admirer et rechercher chez une femme, mais qui, en même temps, lui rappellent probablement son ex-femme et lui font certainement redouter une issue similaire à celle de leur histoire.

Pourtant, de ce que Georges comprend de cette Mathilde, si ce n'est ces quelques traits, elle n'a rien à voir avec Jeanne. Elle semble au contraire une personne plutôt stable ; une mère aimante, avec une vie rangée. Georges essaye de rassurer Edouard : l'indépendance et l'ambition n'étaient pas le problème ; c'est l'envie d'aventure qui les a tués, Jeanne et lui. Elle les a tués parce que lui ne partageait pas cette envie. Mais, avec Mathilde, l'indépendance serait un point commun qui permettra qu'ils se comprennent l'un l'autre. Quant à l'ambition, Georges sait bien qu'elle participe à l'estime qu'Edouard a pour Mathilde, même si lui préfère diriger la sienne dans des directions philosophiques et personnelles plutôt que professionnelles.

Georges est soulagé de constater qu'Edouard accepte de plus en plus ses sentiments, ou du moins ses espoirs : c'est un grand pas pour lui. Georges ne savait pas comment le conduire à parler de tout ça, lui-même assez gêné d'emmener sur le tapis le sujet sentimental car sa relation avec sa femme rencontre dernièrement quelques écueils qu'il n'a pas grande envie de partager. Mais son ami a enfin réussi à admettre son désir de tomber de nouveau amoureux, et il faut reconnaître que c'est peut-être en partie grâce à ce mot qu'il a trouvé sur son bureau. Car, si aux yeux d'Edouard c'est le mot qui lui apporte l'amour, alors il n'aura pas à se blâmer de l'avoir recherché. Rechercher l'amour, c'est quelque chose qu'Edouard doit associer à un but digne d'un adolescent puéril ; il préfèrera se dire qu'il est tombé amoureux sans avoir recherché l'amour, et passer directement à l'étape suivante, qui est de vivre une histoire d'amour avec la femme rencontrée.

Concernant cette deuxième étape, Georges est moins confiant qu'Edouard. Certes, le mot a fait entrer Mathilde dans sa vie. Mais, si on ne croit pas en son aspect prophétique, quels indices permettent de penser qu'elle tombera amoureuse de lui ? Oui, ils ont pris un café ensemble ; et alors ? A la base, c'était pour parler du mot qu'ils se sont donnés rendez-vous. Et même s'ils se sont particulièrement bien entendus et que la conversation a rapidement pris un tour plus personnel, rien n'indique si cette femme est ou non intéressée par Edouard. Georges ne dit rien, de peur de casser le bel enthousiasme de son ami, mais il se fait la remarque qu'à sa place, il ne s'emballerait pas si vite.

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant