La première chose à laquelle pense Mathilde, c'est sa fille. Est-il prudent de laisser à Ariane la responsabilité d'une part de son éducation ? Il n'y a pas lieu de débattre de si les baby-sitters devraient ou non avoir une fonction éducative : il est indiscutable qu'ils ont une influence éducative, et particulièrement quand il s'agit d'Ariane. Mathilde commence à songer qu'il est peut-être possible d'avoir une vocation pédagogique trop poussée. D'un côté, elle trouve sain pour Ilana d'avoir dans sa vie des exemples de femmes dotées de convictions. D'un autre côté, elle trouve nettement moins sain de tenir à ce point à imposer ses convictions. Mais, en même temps, Mathilde ne sait pas trop ce qu'elle-même ferait si sa fille se mettait à développer des croyances absolument contraires aux siennes. Comment réagirait-elle ? Certainement pas en mettant au point une technique de manipulation à la fois élaborée et aux résultats hasardeux ; mais il est probable qu'elle chercherait à réorienter les certitudes d'Ilana vers ce qu'elle-même estime être la bonne direction.
C'est humain, après tout ; n'est-ce pas ? Et si on peut prétendre avoir cette légitimité sur son enfant, pourquoi pas sur celui qu'on aime ? Les méthodes d'Ariane sont assurément réprouvables, ce qui s'ajoute au fait qu'elles sont à tous les coups inefficaces. Mais son intention reste quand-même compréhensible. Après tout, cette mise en scène est la preuve qu'Ariane a conscience du danger que court sa relation avec Ernest ; ce danger dont Mathilde aurait souhaité les avertir bien qu'elle n'en ait pas eu l'occasion.
Curieusement, Ariane et Mathilde ont des interprétations divergentes de ce danger. Pour Mathilde, le danger, quand on ne se sent pas moteur de son existence, c'est d'assigner à son partenaire ce rôle, et au passage la responsabilité en cas d'échec. Ariane ne semble pas s'être aperçue que ce rôle de moteur est dangereux ; au contraire, elle semble le prendre à bras le corps, et même beaucoup trop. Au final, est-elle vraiment à blâmer dans cette histoire ? Si Ernest ne l'avait pas mise dans cette position de moteur, elle ne se serait assurément jamais permis d'aller jusqu'à mettre au point ce genre d'action où lui ne peut être que celui qui subit. Non, Ariane ne voit pas ce danger là. Mais elle voit néanmoins un danger : avoir des certitudes à ce point différentes est à ses yeux un danger en soi.
Est-ce vrai ? Peut-être que tout dépend de l'importance qu'on accorde aux certitudes en questions. Il semble que ses croyances sur ces sujets soient pour Ariane une part centrale de son identité. Mathilde, elle, n'aurait que faire de savoir qu'Ilana croit ou non au destin. En fait, elle ne sait même pas si elle-même y croit ou non. Dernièrement, elle aurait eu tendance à dire que oui. Le reste de sa vie, elle aurait eu tendance à dire que non ; et pourtant, ça n'aurait pas été tout à fait vrai. Si elle y pense vraiment, des pensées allant dans ce sens ont de tous temps traversé son esprit.
Mathilde s'est toujours sentie moteur de sa vie, actrice, responsable. En même temps, elle s'est toujours aussi sentie protégée : comme si une force veillait sur elle, comme si rien de mal ne pourrait arriver, comme si les choses finiraient toujours par s'arranger. Elle a toujours eu la conviction que chaque mal apporterait à terme un bien. Face à une issue incertaine, elle a toujours imaginé le meilleur scénario. Elle a toujours eu le sentiment de mériter le meilleur, et souvent eu la chance de l'obtenir. Sa vie a été une succession de succès ; c'est peut-être d'ailleurs pour ça que l'échec de son mariage lui a fait autant de mal.
Mais, à vrai dire, cet échec n'a pas vraiment été une surprise. A vrai dire, si Mathilde a toujours eu la conviction d'être prémunie contre l'échec, cette conviction ne s'appliquait pas à tous les domaines. Dans le domaine des relations humaines, si une étoile veillait sur elle, c'en était une bien sombre. Ce sont des choses que Mathilde sait depuis toujours ou presque, des convictions qui se sont inscrites en elle dès ses années de primaire ou même avant. Comment exactement ? Probablement à force de se les entendre répéter. Pourtant, personne n'a jamais parlé à Mathilde d'étoiles veillant sur elle, bonnes ou mauvaises. Et ses certitudes datent probablement d'un temps où elle n'avait jamais entendu mentionner l'idée de destin. Mais il y a d'autres choses qu'elle entendait ; qu'elle entendait souvent. Des choses comme « Mathilde est une petite fille très intelligente », « Elle a des facilités », « Elle réussira », « Elle ira loin », « Elle sera douée pour les études ». Et d'autres choses aussi. Des choses comme « Elle a du mal à se faire des amis », « Les relations sociales sont compliquées pour elle », « C'est une petite fille solitaire ».
Des propos que Mathilde s'est promis de ne jamais tenir à Ilana, mais que sa fille entendra peut-être quand même de la part de son père, de sa belle-mère ou de ses oncles, tantes et grands-parents. Des choses qui ne sont pas mauvaises en elle-même, mais qui peuvent parfois contribuer à créer un pattern dangereux. Mathilde veut que sa fille se sente en charge de sa propre existence. Elle aimerait qu'Ilana se pense intelligente, mais elle aimerait plus encore qu'elle sache que le travail paye toujours. Sa fille semble à première-vue une petite futée, mais il y aura probablement des domaines où elle n'aura aucune facilité initiale. Mathilde voudrait qu'Ilana sache que la capacité et la maîtrise se créent ; qu'elles ne sont pas des dons du ciel qu'on a juste la chance d'avoir ou la malchance de ne pas avoir. Aucun enfant ne part dans la vie exactement du même pied qu'un autre, aussi injuste que ce soit. Mais aucun ne devrait se laisser enfermer par ces inégalités initiales comme par une fatalité. Ilana devrait à la fois pouvoir jouer sur ses facilités et travailler ses points difficiles.
Les descriptions figent. Chacun s'attache à l'identité qui lui a été attribuée sur la base de ses caractéristiques saillantes à un moment donné. Mathilde ne renoncerait pour rien au monde à être considérée comme une personne intelligente, alors elle peut comprendre qu'Ariane soit terriblement attachée à l'idée d'être engagée dans la défense d'une certaine théorie de la causalité et des illusions de l'esprit. Mais elle ne peut pas accepter qu'Ilana se laisse enfermer dans des descriptions limitantes. Les descriptions positives nous donnent la confiance nécessaire pour avancer et pour rendre réelles leurs prédictions. Mais cela vaut-il le coup si ça implique de croire en même temps aux prophéties négatives ? Mathilde sait très bien qu'elle aurait probablement eu une enfance plus heureuse et une vie sociale plus riche en tant qu'adulte, si elle avait réussi à s'enlever de la tête l'idée qu'elle n'est pas douée pour les relations humaines et qu'il n'y a rien à faire à ça.
Mathilde se rend compte que, si on pense longtemps à ce genre de choses, on peut assez facilement finir par conclure que croire au destin à ses dangers, même si ça a également ses avantages. Ariane a assurément pensé longtemps, trop longtemps, à ce genre de choses, ce qui doit expliquer le caractère extrême de ses propos et de ses actions. Mathilde, elle, est plus mitigée. Elle ne peut de toute façon pas envisager que ces pensées que son esprit génère disparaissent du jour au lendemain. Elles sont là, et elle y croira toujours ne serait-ce qu'à moitié ou dans une autre proportion quelconque, car rien ne peut les réfuter. Des expériences scientifiques ont prouvé que l'intelligence n'est influencée que partiellement par les gènes et que croire qu'elle est innée plutôt qu'acquise n'est pas ce qu'il y a de plus bénéfiques à son développement. Mais on ne peut pas appliquer la même méthodologie scientifique quand on s'intéresse à la vie dans son ensemble.
On ne peut pas prouver l'origine des actions. On ne peut pas prouver que le fait qu'Ariane ait rédigé ce mot n'est pas un événement qui s'inscrit dans un schéma plus grand. On ne peut pas prouver que les vies individuelles ne sont interdépendantes que par accident. On ne peut pas prouver qu'aucune force ne veille sur Mathilde. On ne peut pas prouver qu'il n'existe pas une force qui lui aurait donné à la naissance certaines facilités et certaines difficultés, qui s'assurerait de la présence, sur son chemin de vie, d'obstacles, d'adjuvants et d'une fin heureuse. On ne peut pas prouver qu'il est absurde de croire que tout ira bien. Même si on peut probablement prouver que ces croyances sont influencées par le fait d'avoir des parents aimants, qu'elles sont renforcées par des biais cognitifs, et qu'elles ont leurs inconvénients, le fait de trouver des causes à ces croyances ne sera jamais suffisant pour prouver qu'elles sont infondées, mensongères, ou une erreur.
VOUS LISEZ
Au fil des signes
General FictionSix personnages (pourquoi six ?) reçoivent (ou trouvent) un message anonyme leur promettant (ou prophétisant) plus d'épanouissement (mais qu'est-ce que l'épanouissement ?). Une condition est mentionnée (floue au possible) : être attentif aux signes...