Chapitre 40

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Emeraude fait à présent partie d'un club ; après tout, n'était-ce pas ce qu'elle voulait ? Certainement pas ! Ce qu'elle voulait, c'était faire partie d'uns société secrète ; mystérieuse, rare, fermée. Et à la place de cette vie palpitante qu'elle croyait s'apprêter à vivre, elle se retrouve à se lever à neuf heures un Dimanche matin pour se rendre à un club de lecture, comme de multiples ménagères de quarante ans probablement. Mais que fait-elle donc là ?

Encore un coup des petits hasards de l'existence, et en même temps à la fois la conséquence presque inévitable d'une tendance présente depuis toujours. Emeraude aime lire, de la même manière qu'elle aimait écouter les histoires de sa mère quand celle-ci étant encore là pour les lui raconter. Elle aime tellement les romans qu'elle se trouve être l'une des seules personnes à emprunter à la bibliothèque universitaire autre chose que des ouvrages théoriques de sciences humaines. Il était donc normal que le bibliothécaire la remarque, et tout aussi normal qu'il lui propose de rejoindre le club de lecture dont il fait partie.

Depuis qu'Emeraude a entendu parler de ce club de lecture, deux séances déjà ont eu lieu. Elle n'y a pas participé ; il est même étonnant qu'elle ait gardé cette information stockée dans un coin de son esprit, tant cette activité lui semblait dénuée d'intérêt à l'époque où elle croyait encore en l'existence des Chouettes sans ailes. Est-ce la déception qui l'a finalement poussée à changer d'avis ? Le club de lecture est-il un lot de consolation très bas de gamme ? Ou bien peut-être est-ce la réunion du club éphémère des destinataires du message anonyme qui l'a conduite à venir aujourd'hui. Après tout, elle n'avait pas un a priori favorable en s'y rendant, et, pourtant, elle a trouvé intéressant et enrichissant de rencontrer ces gens et de discuter avec eux. C'est d'ailleurs une des choses les plus palpitantes qui lui soit arrivée depuis le début de l'année scolaire. Alors, qui sait, peut-être que ce club de lecture se révèlera aussi source d'intérêt et de péripéties. De toute façon, elle n'avait rien de mieux à faire.

Force est de constater que ce club de lecture est l'antithèse parfaite de ce qu'auraient été les Chouettes sans ailes. Même si les personnes présentes ont au moins un point commun qui est le goût la lecture, elles sont toutes aussi différentes qu'on puisse l'être. Pas de critères en termes de filière d'études, pas d'unité de genre, et encore moins de critère de sélection basé sur la personnalité, l'intelligence, ou toute autre caractéristiques. C'est un amas aussi hétéroclite que celui rassemblé le week-end précédent par Ariane et son grand ami le hasard. D'ailleurs, le nombre de personnes présentes aujourd'hui est exactement le même, même s'il est absurde de le faire remarquer car il s'agit pour le coup d'une coïncidence sans aucune signification.

L'antithèse parfaite de ce qu'auraient été les Chouettes sans ailes. Par la diversité des personnes rassemblées, et surtout par le fait flagrant que ces personnes ne semblent aucunement préoccupées de créer une identité commune, une unité partagée ou un quelconque sens de la cohésion. Au contraire, il n'y en a que pour le débat et l'expression d'idées divergentes. Chacun cherche à se faire entendre, à contredire l'opinion émise par l'autre, à apporter une nuance supplémentaire, ou à lancer une idée qui s'écarte de tout ce que l'on a pu entendre. Le pire, c'est que tous semblent faire ça par pur plaisir de s'exprimer et d'affirmer leur individualité. Il n'y a aucun autre but, aucune volonté de rechercher une vérité ou d'aboutir à un consensus. Juste l'expression et le débat conçus presque comme des jeux.

Il est clair qu'aucune des personnes présentes n'est un expert en littérature. Le livre qui a été choisi est pourtant un ouvrage classique plutôt qu'une sortie récente. Il s'agit de La foire aux vanités de Thackeray, roman anglais d'une densité plutôt conséquente et devant dater du XIXème siècle. Un choix qu'Emeraude trouve agréablement surprenant pour un club de lecture, mais qui n'a malheureusement pas d'impact sur la qualité des discussions suscitées. Les personnes rassemblées n'ont visiblement pas l'intention de discuter des particularités narratives de cet ouvrage ou de son impact sur la littérature des périodes suivantes. Tout ce qui les intéresse, c'est de faire le procès personnel de l'héroïne, et au passage de raconter leur vie et de se plaindre des personnes qui lui ressemblent.

Au début, Emeraude se sent comme une observatrice extérieure. Elle n'a décidément rien à faire au milieu de ce club de commères multigenre et multiâge, sinon les observer et envisager de consigner ses réflexions pour traiter du sujet des clubs de lecture dans un prochain devoir de sociologie. Puis, au fil de la discussion, elle se surprend à se laisser prendre au jeu. Il est beaucoup trop facile de descendre cette pauvre Becky Sharp, représentante suprême du mot « arriviste », passant huit cent pages à tenter par tous les moyens de se hisser dans la société en usant de ses charmes. Autant Emeraude déteste ce genre de personnes, autant elle s'est attachée à ce personnage.

L'histoire qu'Emeraude a lu n'est pas la même que celle que tous ces gens ont lus. Emeraude a lu l'histoire d'une petite Rebecca injustement traitée par le système social en place et cherchant pendant huit cent pages à rétablir une certaine justice et à se battre pour ce qui lui est dû. Née non seulement pauvre mais aussi et surtout avec la honte suprême d'être fille d'artistes, elle a pourtant conscience de ses qualités personnelles. Lucide sur ce qui compte vraiment, elle estime que son intelligence, sa vivacité d'esprit et ses talents doivent être récompensés. Après tout, il n'y a pas de raison que sa vie soit définie et limitée par la condition sociale qui lui a été imposée par le hasard plutôt que par ses propres caractéristiques et mérites. Elle se sait, en toute bonne foi, égale ou même supérieure aux autres. Alors, en toute logique, elle cherche à gagner la position qu'elle estime mériter. Certes, Emeraude ne pense pas que jouer avec les règles d'un système injuste pour en atteindre les plus hautes sphères soit la meilleure façon d'agir. Mais elle pense qu'il est plus intéressant de discuter de ce que ce livre nous dit sur la société que de passer deux heures à faire le procès d'un personnage d'emblé écrit comme une anti-héroïne.

C'est donc la position qu'elle défend avec ardeur, et à laquelle elle parvient même à rallier certains participants du club de lecture. En fait, ils ont tous des choses potentiellement intéressantes à dire. Il faut juste savoir orienter la discussion dans la bonne direction. Maintenant qu'ils ont fini de se plaindre de leurs collègues arrivistes ou de leur tante par alliance qui a rejoint la famille pour des raisons pécuniaires, ils acceptent avec plaisir de rejoindre Emeraude sur le terrain des discussions sociétales et de la position morale à adopter dans des systèmes injustes comme ceux dans lesquels nous évoluons au quotidien. Emeraude apprend à les connaître et, il semble qu'ils partagent tous la vivacité d'esprit de Becky, contrairement à ce que les apparences initiales laissaient présager.

Et, surtout, Emeraude réalise qu'il est peut-être plus intéressant de discuter avec des gens différents qu'avec des semblables qui partageraient d'emblée toutes ses opinions et ses conceptions. Non seulement elle n'aurait pas eu le plaisir qu'elle a eu à défendre son interprétation du livre, mais en plus elle n'aurait pas eu la fierté d'être parvenue à leur faire comprendre son point de vue. Surtout, elle n'aurait elle même rien appris de nouveau alors que, là, en repartant de cette réunion, elle a l'impression d'en avoir appris beaucoup, sur ces gens comme sur l'humanité en général. Probablement même que, sur d'autres sujets, ils seraient parvenus à enrichir ses conceptions à elle, voir à la faire totalement changer d'avis sur quelque chose. En fait, peut-être que ce sera le cas à l'avenir ; car Emeraude a bien l'intention de venir à la prochaine réunion du club de lecture, ainsi qu'aux suivantes.

Et puis, Emeraude n'en a pas parlé mais, il y a autre chose que Becky Sharp lui a fait réaliser ; sur les qualités qu'elle aimerait posséder. Emeraude avait voulu avoir la confiance en soi de sa mère, mais Audrey avait eu la conscience de ses mérites sans avoir la persévérance qui va avec. Lors de sa lecture, Emeraude avait été fascinée par la résilience de Becky, qui n'était jamais affectée par les échecs successifs et gardait toujours du panache, de l'aplomb, et la confiance dans le fait que son mérite trouvera un jour sa juste récompense. Certes, cette récompense n'arrive jamais vraiment tout à fait et définitivement pour Becky ; peut-être d'ailleurs car elle a oublié d'inclure les qualités morales dans sa définition du mérite. Mais il n'en reste pas moins que cette résilience et ce panache font terriblement envie à Emeraude.

Peut-être est-ce d'avoir rencontré Rebecca Sharp entre les pages d'un livre, peut-être est-ce d'avoir participé à ce débat ou peut-être est-ce à cause d'une remarque que son père lui a adressé ses derniers jours, mais Emeraude prend conscience qu'elle possède en elle le potentiel pour ces qualités là. L'idée d'un cocon sécurisant de semblables qui la considéreraient et lui procureraient de la validation lui semble de moins en moins nécessaire. L'idée de débattre, de se battre pour les choses qui lui semblent importantes et pour défendre ses idées, lui semble à présent beaucoup plus attirante. Ça tombe bien ; les occasions de débattre et de faire preuve de résilience seront probablement plus faciles à trouver que les cocons sécurisants de similarité.


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