Au fil des signes

Chapitre 22

Le téléphone de Bastien n'arrête pas de vibrer. Il devra attendra sa pause pour pouvoir consulter ses messages mais, de toute façon, sait d'avance ce qu'ils contiennent. Justine lui racontant, au fur et à mesure qu'elles lui arrivent, les petites anecdotes de son quotidien et ses diverses réflexions sur tout et sur rien. Mais comment diable s'est-il fichu dans une pareille situation ? En quelques semaines à peine, Justine a creusé sa place dans sa vie et sa présence inonde de partout. Il n'a jamais voulu ça.

Une invitation à partager une raclette chez des amis, une invitation à finir la soirée avec lui, et c'était le début de la fin. Le lendemain, la belle l'appelait pour savoir quand ils se reverraient. Bastien ne s'était pas méfié. Après tout, il est vrai que la compagnie de Justine lui est agréable. La revoir dès le lendemain, cela n'engageait à rien. Sauf que Justine s'est mise à y lire une autorisation tacite d'emplir de sa présence chacun des moments libres du planning de Bastien, qui en contenait un certain nombre. Et maintenant, il se retrouve à être présenté comme son copain, alors qu'il n'a jamais donné son accord pour ça. Il se retrouve à devoir prendre le train Vendredi soir pour un week-end en amoureux qui s'est décidé sans son autorisation. Oui, c'est le principe d'une surprise, et ce week-end sera probablement très plaisant. Il n'empêche, Bastien se sent dépassé par la situation, qui semble être survenue sans qu'on lui demande son avis.

Est-il vraiment certain d'apprécier Justine ? Oui, assurément, il aime sa présence et sa compagnie. Leurs moments partagés sont infiniment agréables. Mais ce n'est pas assez pour se retrouver à faire quasiment existence commune au bout de quelques semaines. Bastien tient à son indépendance. Et puis, il ne peut pas s'empêcher de remarquer toutes les jolies clientes du magasin qui seraient tellement plus son style que Justine. Oui, elle est charmante, et ils ont indéniablement une certaine alchimie. Mais est-ce assez ? C'est une histoire tellement simple, tellement banale, tellement sans relief. Est-ce ce qu'il attendait de l'amour ? Certainement pas. Il sait très bien qu'ils finiront par se quitter, ne serait-ce que le jour où il verra avec quelqu'un d'autre la possibilité d'une relation plus intéressante, plus stimulante, plus chargée de passion et de difficultés.

Peut-être qu'il a tort. Peut-être que la relation qu'il pourrait avoir avec Justine est juste ce qu'il lui faudrait, mais ce n'est pas ce qu'il veut. Ce n'est pas lui qui l'a voulue. Elle lui est juste tombée dessus. Par signe du destin, croyait-il, mais finalement peut-être n'est-ce que par hasard. Le destin n'a-t-il vraiment rien de mieux en réserve pour lui ? Sa destinée est-elle de faire exactement comme tout le monde et de se caser dans une gentille relation de couple sans péripéties et qui viendra progressivement manger toute sa liberté ? Bastien ne veut pas y croire.

Non, le destin ne peut pas être si décevant. Mais si Justine est arrivé dans sa vie, c'est peut-être pour une autre raison que pour devenir la femme de sa vie. Que disait la carte de la voyante exactement déjà ? « Le retour d'un amour passé » Oui, il ne peut s'agir que de Justine, mais rien ne dit que c'est en gardant un rôle d'amoureuse qu'elle doit faire son retour. Peut-être qu'elle est là pour autre chose. Pour devenir sa meilleure amie tout simplement, ou encore son mentor dans le monde de la musique. Oui, ça doit être ça : c'est la musque qui est importante, pas Justine. Il s'est lamentablement trompé sur l'interprétation des signes et, maintenant, c'est cette pauvre fille qui va en faire les frais.

Plus il reste avec elle, plus il la fera souffrir quand il la quittera ; il le sait bien. Et pourtant, il n'arrive pas à se décider. Il a peur qu'elle lui en veuille, et ne veuille plus du tout le revoir. Il sait qu'elle va lui manquer et a du mal à renoncer à elle. Après tout, peut-être qu'il se trompe ; qu'ils sont vraiment faits l'un pour l'autre et qu'il faut juste du temps pour que la passion naisse. Si seulement il y avait un nouveau signe, un qui soit clair et irréfutable.

C'est maintenant l'heure de la pause et Bastien prend un café sur le parking de la supérette. Il consulte son téléphone. Justine lui propose de ramasser des champignons pendant leur week-end. Est-ce le signe qu'il attendait ? Une proposition à mille lieux de ses intérêts, énième preuve de leur manque d'assortiment. Qui plus est, les champignons évoquent un risque d'empoisonnement. Symbolique du risque d'empoisonnement de leur relation ? Est-ce Justine qui risque d'empoisonner Bastien, ou lui qui risque de l'empoisonner elle ? Peut-être les deux à la fois. Mais est-ce vraiment un signe ? Ce n'est qu'un SMS, et Bastien sait que Justine ne le prendra pas mal s'il refuse sa proposition d'aller aux champignons.

Soudain, un client arrive sur le parking, son téléphone à l'oreille. Il crie et s'énerve avec son interlocuteur, au point d'essayer d'ouvrir une voiture qui n'est pas la sienne. Une dispute de couple, assurément : « Comment ça tu t'ennuies avec moi ? Tu n'aurais pas pu t'en rendre compte avant qu'on emménage ensemble ? Je te rappelle que j'ai résilié le bail de mon ancien appartement. Non, oui, ça me fait de la peine ce que tu me dis. Et oui, l'idée de ne plus jamais être à tes côtés me fend le cœur. Mais ça n'empêche pas que le fait d'être à la rue prend le dessus dans la liste de mes préoccupations. Tu es libre, tu veux que je dise quoi ? Tu ne m'aimes pas, et ne veux plus qu'on soit ensemble, je ne vais pas te forcer. Il n'y a rien que je puisse faire, je le sais très bien. Ce qui m'énerve, c'est que tu ne te rendes compte de tout ça que maintenant ! Ça nous aurait causé tellement moins d'emmerdes un mois plus tôt ! » En temps normal, Bastien aurait trouvé la scène comique. Mais, aujourd'hui, il imagine Justine à la place de cet homme essayant d'ouvrir sa voiture, et la situation est tout de suite beaucoup moins drôle.

Si les champignons ne sont peut-être pas un signe, l'homme sur le parking doit bien en être un. Allez, pendant qu'il est encore temps, avant de changer d'avis, Bastien lance l'appel. Répondeur. Sérieusement, de nouveaux SMS de sa part arrivent à longueur de journée mais, quand il cherche à l'appeler, Justine n'est pas joignable. Est-ce que tomber sur ce répondeur est le signe que, finalement, il ne doit pas rompre avec elle ? De toute façon, il ne peut pas rompre sur un répondeur. Justine mérite quand même mieux que ça. D'ailleurs, maintenant qu'il y pense, rompre par téléphone, ce n'est pas terrible non plus. Peut-être que c'est pour ça qu'il est tombé sur le répondeur : pas un signe qu'il ne doit pas rompre, mais juste un signe qu'il doit le faire d'une façon plus décente. Il lui parlera en face, ce soir.

Cependant, quelques heures plus tard, la résolution de Bastien est remise en question. En inspectant le panneau des annonces de la supérette, il repère un message assez spécial, qu'il ne peut pas ignorer. Quelqu'un du quartier à reçu un mot, et cherche à savoir qui d'autre a reçu le même. Pas un mot comme les autres, un mot exactement comme celui que Bastien a trouvé il y a quelques semaines sur ce même panneau d'affichage. Ce mot qui l'a poussé à chercher les signes partout autour de lui. Soudain, en savoir plus sur ce mot passe avant la rupture sur la liste des préoccupations de Bastien.

Dès sa journée de travail finie, il appelle le numéro indiqué sur le panneau. Il tombe sur un certain Ernest, qui l'informe avoir déjà trouvé plusieurs des destinataires du mot. Ils vont se réunir ce week-end pour en parler. Ce week-end, mince alors, Bastien ne sera pas là. Le week-end offert par Justine, comment l'avait-il oublié ? S'il rompt avec elle ce soir, les billets de train et la réservation d'hôtel partiront à la poubelle. Est-ce cruel de profiter d'un dernier week-end ensemble avant de rompre ? Sous un certain angle, oui. Mais sous un autre angle, c'est poétique que de lui offrir de derniers souvenirs de moments de bonheur avant de mettre fin à ce qui malgré tout aura été une jolie histoire. Oui, il doit bien ce week-end à Justine.

Bastien refuse la proposition d'Ernest, décidé à partir en week-end avec celle qui est, malgré lui, sa petite-amie. Cependant, il ne renonce pas à en savoir plus sur le mystérieux mot. Ernest lui a donné les numéros des autres destinataires. L'un d'eux devrait bien avoir un petit moment à lui accorder d'ici la fin de la semaine. Un café avec un ou une inconnue, à discuter des mystères insondables du destin et des signes dont regorge notre existence. Voilà une perspective plaisante. Et puis, ce sera quelque chose d'intéressant à raconter à Justine ce week-end.

Bastien est sûr qu'elle appréciera son récit, et sourit tristement en pensant au fait qu'après ce week-end elle ne sera plus là pour écouter ses petites anecdotes comme celle là et décortiquer les évènements avec lui. Il regarde les nouveaux SMS qu'elle lui a laissés, et ne peut s'empêcher de rire et de sourire. Mais il ne peut pas non plus s'empêcher de ressentir que quelque chose n'est pas à sa place : ces SMS ont beau être drôles, le fait qu'elle lui en envoie à tout moment de la journée l'oppresse. Décidément, cette relation n'est juste pas faite pour lui. Justine mérite quelqu'un qui appréciera à leur juste valeur ses incessants élans de partage.