Chapitre 17

86 31 6
                                    

Dorian est coiffeur, et la cliente dont il est en train de s'occuper une véritable pipelette. D'une certaine manière, ça l'arrange ; ça lui évite d'avoir à poser des questions pour faire semblant de s'intéresser. Et encore, il serait content s'il pouvait se contenter de faire semblant. Mais non, il faut aussi tout retenir soigneusement, histoire de ne pas risquer de commettre d'impair la prochaine fois que le client viendra. D'ailleurs, celle-ci vient très régulièrement. Mais, d'habitude, elle n'est pas aussi bavarde et il est presque obligé d'insister pour arriver à maintenir un semblant de conversation. Quelle mouche l'a donc piquée aujourd'hui ?

La cliente s'appelle Mathilde Movin, et c'est une chercheuse ou quelque chose dans ce goût là. ; pas un emploi dans lequel l'entretien capillaire est important, mais sa fidélité au salon est assurée par un traumatisme passé. Un ex-mari qui idolâtrait sa longue chevelure, et contre lequel le maintien d'une coupe courte permanente semble être une sorte de vengeance symbolique. Cependant, aujourd'hui, pas besoin pour Dorian de fouiner pour obtenir de tels détails qui créent une illusion de lien et contribuent à l'expérience qu'on lui demande de fournir. Aujourd'hui, Madame Movin a besoin de s'épancher.

Elle parle longuement, d'une sorte de mot anonyme qu'elle a trouvé sur le pare-brise de sa voiture. Elle se demande s'il y en a eu beaucoup d'autres dans le quartier et si Dorian n'aurait pas entendu quelque chose à ce sujet. Est-ce qu'elle le prend pour le réceptacle de tous les commérages du coin ou quoi ? Si seulement elle savait que, si ça ne tenait qu'à lui, on se contenterait de couper les cheveux des clients sans avoir à leur tenir causette. Mais Dorian n'a pas envie d'avoir l'air désagréable ; tous ses collègues font la conversation, alors il fait de même, espérant de tout cœur que son manque de naturel n'est pas trop voyant.

Madame Movin est vraiment lourde, à revenir sans cesse sur le sujet de son satané mot dès qu'il parvient à faire embrayer la conversation vers quelque chose de plus intéressant. Oui, c'est mystérieux, certes, mais elle n'a absolument rien sur quoi s'appuyer pour spéculer. Avec ce niveau d'information minime, toute hypothèse serait acceptable, alors, à quoi bon s'amuser à énumérer l'infinité ? Et puis, c'est un mot sans grand enjeu semble-t-il. Une simple promesse d'épanouissement ; n'importe qui aurait pu s'amuser à écrire ça pour combler dix minutes de temps perdu ou pour faire le malin devant des amis.

Madame Movin insiste encore. Elle semble presque accuser Dorian. « Il s'agit probablement de quelqu'un qui a l'occasion de croiser une grande variété de gens, peut-être dans son travail, et qui récupère des informations sur leur vie sans même qu'ils ne se souviennent lui avoir parlé. Un peu comme un coiffeur en fait. » Non mais vraiment, pour qui se prend elle ? S'il n'était pas payé pour être aimable, il lui dirait ce qu'il pense. Ce n'est pas parce que Madame a un job de pointe qu'elle doit mésestimer son travail à lui au point de penser que les coiffeurs n'ont rien de mieux à faire que s'immiscer dans la vie des clients après le rideau du salon tombé. Déjà qu'ils doivent le faire pendant les heures ouvrées, c'est amplement suffisant !

Heureusement pour Dorian, son prochain client est en train de le sauver. Une nouvelle tête ? En tout cas, Dorian ne se souvient pas de l'avoir déjà vu au salon. En train d'attendre son tour assis sur l'une des chaises du côté, il a surpris leur conversation. Et, par chance, il a lui aussi reçu un mot semblable à celui de Madame Movin. Ou alors, ce que soupçonne Dorian, il fait semblant histoire d'avoir une occasion de faire du gringue à la dame. Après tout, elle est loin d'être moche, même si, selon son avis personnel qu'il s'abstiendra bien sûr de donner, elle serait plus jolie si elle laissait ses cheveux pousser au lieu de revenir ici tous les mois. Les deux clients sont maintenant en grande conversation, et Dorian a enfin le bonheur de pouvoir se taire. On n'attend même plus de lui qu'il acquiesce ; la situation idéale !

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant