Ils sont tous là ; dans leur studio. Enfin, dans le studio d'Ernest, car l'emménagement d'Ariane y est tout officieux. Ils sont réunis aujourd'hui, assis sur des coussins au sol ou sur le lit pour compenser le manque de chaises, afin de parler du mot qu'ils ont tous reçu. Autrement dit, c'est le moment de vérité. Mais de vérité pour qui, au juste ? Ariane est curieuse à l'extrême. Impatiente de savoir l'effet que le mot a eu sur chacun d'eux, elle l'est tout autant de leur faire réaliser qu'aucune puissance surnaturelle n'était à l'œuvre et que tout ce qu'ils ont vécu n'était au final que l'effet de hasards multiples.
Il y a Bastien, caissier blasé avec une passion pour la musique laissée de côté. Si Ariane l'avait croisé dans un livre, elle l'aurait trouvé cliché et se serait moquée de lui tout au long de sa lecture. Recevoir le mot a, indirectement, amenée sur son chemin une certaine Justine ayant tout de la copine idéale, mais qu'il a rejetée parce qu'elle était justement trop géniale. Trouver le mot lui a aussi permis de reconnecter avec la musique ; mais pour combien de temps au juste ? Bastien semble ne vouloir pour rien au monde renoncer à la légèreté qui le caractérise. En l'entendant se plaindre des vérités que Justine lui a crachées au visage, il apparaît que toute cette aventure, au lieu de lui permettre de se remettre en question, l'a conforté dans l'idée que ses défauts sont une part constitutive de son identité.
L'homme qui se croyait un être manquant de motivation a découvert, grâce à une femme, qu'il est en fait un combattant de la légèreté. Il a pris conscience que préserver l'insouciance est un talent qu'il maîtrise avec brio. Et, même s'il a aussi réalisé que ce trait lui coûte un certain nombre de choses, il s'agit d'un sacrifice qu'il est prêt à faire au nom de cette légèreté qu'il a maintenant érigée en valeur. Désolant ? Ariane n'en est même pas sûre. Bastien est-il à présent dans une situation meilleure ou pire que son point de départ ? Après tout, il se sent conforté dans son identité et en paix avec lui-même, on peut donc arguer qu'il a bien progressé vers plus d'épanouissement. Mais, probablement au prix de la composante « développement » qui devrait pourtant faire partie de la notion d'épanouissement.
Mais ce qui intéresse le plus Ariane, ce n'est pas de savoir si le mot a ou non apporté l'épanouissement qu'il promettait, c'est de connaître l'interprétation que ceux qui l'ont reçu en ont faite. Et, sur ce point, Bastien est peut-être plus désolant encore que sur le reste. Il ne semble pas vouloir démordre de son idée de voyante, insistant auprès des autres pour qu'ils cherchent dans leurs souvenirs le moment où eux aussi auraient croisé ce personnage fantastique. Peut-être une animation à un mariage, une rencontre dans une fête-foraine il y a des années, un stand démo au centre commercial ? N'importe quoi dont ils ne se souviendraient pas. Et bien évidemment, parmi les cinq autres, il y en a bien trois qui parviennent finalement à retrouver dans leurs souvenirs une rencontre avec une voyante. Heureusement, Bastien n'arrive pas à les convaincre que le mot puisse être en rapport avec ça. Soit parce que l'événement est pour eux trop éloigné dans le temps, soit parce que leurs voyantes à eux n'ont jamais fait mine de jeter des sorts mais se sont contentées de prédictions comme les voyantes se doivent de le faire. A moins que ce soit tout simplement parce qu'ils ont plus de jugeote que Bastien et que l'idée de puissances surnaturelles au sens premier leur semble bien trop aberrante.
Même quand Ariane s'abaisse à critiquer l'incompatibilité des prédictions de la voyante avec les méthodes traditionnelles de tirage de cartes, cela ne parvient pas à le faire démordre de son interprétation. Bastien fait partie de ceux qui ont vu le plus de signes autour d'eux suite à la réception du mot. Des signes allant évidemment dans le sens des idées qu'il avait déjà en-tête, des cartes tirées par la voyante ou de ses envies du moment. Le biais de confirmation d'hypothèses dans toute sa splendeur ! Il a trouvé dans son environnement une multitude d'éléments évoquant la musique, quand il y recherchait la motivation nécessaire pour se remettre à sa passion. Et quand il a commencé à en avoir assez de la responsabilité d'être en couple, il a trouvé des éléments lui indiquant de rompre avec Justine. Désolant.
Parfaite illustration des théories psychologiques auxquelles Ariane accorde foi, Bastien parviens quand même à lui insuffler un sentiment de compassion. Peut-être que la satisfaction d'avoir raison est moins forte que la pitié qu'elle ressent pour cet être. Et peut-être que « pitié » est un mot trop fort, mais il faut avouer que Bastien est touchant. Ses travers sont par trop humains, et c'est justement le fait de savoir qu'ils sont partagés par tant de monde qui désole Ariane. Bastien ne peut pas être à blâmer ; il est, comme tout être humain, le produit d'un monde, d'une société, des évènements de sa vie, des personnes rencontrées, des décisions prises, et du croisement de tout ça et de tout le reste. Un type de produit bien trop fréquent, et indubitablement dans l'erreur. Mais heureusement, il n'y a pas que Bastien.
Il y a Emeraude, étudiante en sociologie cherchant à honorer la mémoire de sa mère décédée. Emeraude aussi a élaboré une hypothèse suite à la réception du mot, et ensuite trouvé, fatalement, une multitudes d'indices allant dans le sens de cette hypothèse. Curieusement, bien que la théorie d'Emeraude et les indices qu'elle a trouvés soient plus farfelus encore que ceux de Bastien, elle est la moins ridicule des deux. Emeraude était convaincue que les indices lui étaient envoyés par une société secrète dont sa mère aurait fait partie dans sa jeunesse. Ce qui l'empêche d'être ridicule, ce n'est pas que ses égarements soient justifiés par une histoire fendant le cœur de Maman décédée et de petite fille cherchant à retrouver sa mère en même-temps qu'à se trouver elle-même ; Ariane n'a que faire de ce genre d'histoires. Ce qui empêche Emeraude d'être ridicule, c'est l'attitude qu'elle a eue une fois qu'elle a compris qu'il n'y avait finalement pas de société secrète. Prête à se remettre en question, elle a été capable de reconnaître le caractère risible de son propre comportement et le caractère dérisoire des indices trouvés. Surtout, elle a fini par comprendre que le fait de s'accrocher à une interprétation avait occulté un pan essentiel de réflexion, et en a tiré des leçons.
Emeraude a certainement appris de tout ça : elle a appris sur la façon dont son esprit fonctionne, et elle en a aussi profité pour prendre conscience qu'elle a probablement mieux à faire de sa vie que chercher à marcher dans les traces de sa mère. Emeraude représente ce qu'Ariane aimerait voir se produire chez tous les autres. Au moment où son hypothèse s'est effondrée de façon certaine, quand elle a su qu'il n'avait jamais existé de Chouettes sans ailes, elle en a profité pour revisiter une bonne partie de son système de croyances et remettre un peu d'ordre dans tout ça. Si seulement tout le monde pouvait en faire autant !
Mais suffit-il pour cela de voir ses hypothèses démontées de façon indiscutable ? Si la voyante de Bastien arrivait ici et avouait n'avoir aucun pouvoir est-ce que ça changerait les choses ? Quand il découvrira la vérité sur l'origine du mot, est-ce que ça changera les choses ? Emeraude était déjà une personne cherchant à comprendre le fonctionnement des choses, des systèmes, des humains ; peut-être que ce trait est une caractéristique nécessaire pour être à même de revisiter son système de pensées. Peut-être que, même mis face à des révélations indiscutables, Bastien se contentera de s'en moquer et de continuer comme avant. Probablement que rien de tous ces évènements n'aura d'impact sur lui au final, vu qu'il a décidé il y a bien longtemps de ne rien laisser avoir de prise sur lui et que, s'il a fait quelque chose ces derniers temps, c'est bien de réaffirmer cette décision.
Bastien est le modèle même de ces humains croyant voir du sens là où il n'y en a pas et croyant voir des signes là où il n'y a que des hasards. Mais, en même temps, il n'accorde pas à tous ces signes une importance assez forte pour les laisser avoir une prise réelle sur sa vie. Il voit partout, tout le temps, des choses qui confirment ce qu'il a envie de voir confirmer, mais il rejette les choses qui ne vont pas dans le sens de sa liberté. Alors, est-ce vraiment un problème au final ? Il faut quand même admettre qu'il reste un être libre, même s'il utilise cette liberté pour perdurer dans ses mauvais penchants et ses mauvaises décisions. Voir des signes nous laisse libre, si les signes que l'on voit sont uniquement ceux que l'on a envie de voir. Mais, même si la tendance à voir des signes ne nuit pas à la liberté de Bastien, elle le conforte dans ses positions et l'empêche de se remettre en question, ce qui est peut-être pire. Et puis, de toute façon,aux yeux d'Ariane, toute erreur, tout aveuglement, est un problème en soi.
VOUS LISEZ
Au fil des signes
General FictionSix personnages (pourquoi six ?) reçoivent (ou trouvent) un message anonyme leur promettant (ou prophétisant) plus d'épanouissement (mais qu'est-ce que l'épanouissement ?). Une condition est mentionnée (floue au possible) : être attentif aux signes...