Chapitre 32

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Tout ça était parti, comme tout part toujours, d'un concours de circonstances. Rien ne serait arrivé si Ariane n'avait pas eu ce stupide devoir à faire. Mettre au point une expérience sur un ou des biais cognitifs ; sujet de mémoire vague au possible donnant place dans son cerveau à des connexions bien trop nombreuses et donc à bien trop d'idées saugrenues. Elle aurait pourtant dû savoir que cette idée serait rejetée. Son professeur lui avait renvoyé l'argument éthique à la figure, lui imposant de mettre au point une expérience où les sujets seraient conscients de participer à une expérience et auraient donné leur accord. Ce qui est somme toute assez hypocrite aux yeux d'Ariane, vu que dans la plupart des expériences menées dans le laboratoire de Monsieur Pofer, l'expérience que les sujets passent véritablement est assez différente de celle pour laquelle ils ont donné leur accord de toute manière. Mais, certes, elle veut bien admettre que jeter des messages anonymes dans la vie de personnes qui n'ont rien demandé n'a au final pas grand chose d'une expérience scientifique rigoureuse et cadrée.

Ariane respecte et aime la rigueur scientifique, mais elle aime aussi et surtout observer comment fonctionne l'esprit humain. Et il s'agissait là d'une bien trop belle occasion, d'une idée bien trop bonne, pour se contenter de la jeter à la poubelle. Que lui coûtait-il d'essayer, après tout ? C'était juste un petit mot de rien du tout. Juste un message anodin, imprimé sur des bouts de papier puis balancés au hasard, ou presque. Elle ne s'était même pas foulé pour l'écrire, couchant les premières phrases qui lui venait à l'esprit. Elle savait également ce qu'elle voulait : des phrases qui aient l'air de dire beaucoup sans pourtant rien dire du tout.

Des phrases presque vides, sur lesquelles chacun projetterait ce qu'il voudrait. Elle n'est pas sûre de vraiment avoir de quoi se sentir coupable. Au final, elle n'a pas fait autre chose que ce que l'univers entier fait chaque jour : balancer du chaos, de l'indifférencié, du bordel sur lequel chacun projette ce qu'il est, ce qu'il veut ou ce qu'il craint. Le monde n'est après tout rien d'autre qu'un immense test projectif ; comme l'est toute chose qui n'est pas prédéterminée, pas calculée. Ce qu'Ariane a fait, ce n'était absolument pas de la manipulation ; c'était tout le contraire. Elle n'a pas inscrit des phrases qui auraient eu pour but de diriger les gens dans une certaine direction ; elle a inscrit des phrases hasardeuses dans lesquelles chacun restait libre d'entendre ce qu'il voulait entendre :

 Elle n'a pas inscrit des phrases qui auraient eu pour but de diriger les gens dans une certaine direction ; elle a inscrit des phrases hasardeuses dans lesquelles chacun restait libre d'entendre ce qu'il voulait entendre :

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Bon, d'accord, ce mot était peut-être quand même légèrement orienté. Elle avait volontairement sous-entendu l'idée d'une volonté sous-jacente à l'œuvre, afin de tester les gens dans leur tendance à croire en ce genre de puissance. Pour leur montrer que, finalement, quels que soient les signes qu'ils auraient cru voir, quelles que soient les choses qu'ils auraient vécues, ce ne serait pas la preuve d'un destin. Il n'y avait pas eu de force sous-jacente : la seule volonté à l'œuvre avait été celle d'une jeune-fille se contentant de répandre au hasard un mot bidon pour en observer les effets sur qui le recevrait.

Mais ce n'était pas parce que ce n'est pas une expérience digne de ce nom qu'il n'y aurait rien à apprendre. Certes, Ariane n'obtiendrait pas à la clef un résultat chiffré permettant d'indiquer si les humains sont ou non si crédules qu'elle le pense. Mais elle pourrait voir ; voir des exemples, qui ne seraient jamais plus que des exemples mais qui permettraient de formuler des hypothèses sur les mécanismes à l'œuvre. Des exemples qui lui permettraient peut-être de répondre aux questions qui la hantent : Pourquoi diable son petit-ami s'obstine-t-il à croire au Destin ? Pourquoi les gens, ou du moins la majorité des gens, semblent-t-ils absolument incapables d'admettre que leur vie est régie par les coïncidences naissant de la collision d'une infinité de facteurs ? Pourquoi juste refusent-ils l'idée pourtant évidente que les causes précèdent les conséquences ?

Pourquoi l'idée de finalité ? Finalité : ce mot absurde impliquant que le présent est tel qu'il est juste pour permettre un certain futur. Les humains peuvent agir en prenant leurs décisions en fonction d'un futur potentiel, en prenant en compte des « pour ». Mais l'univers ne connaît pas les « pour » ; l'univers ne connaît que les « parce que ». Le présent découle du passé, pas du futur. Tous ces êtres intelligents capables d'admettre ces vérités en cours de physique mais les oubliant dès lors qu'il s'agit de leur vie personnelle, cela dépasse complètement Ariane. Elle ne sait plus si elle cherche à les comprendre ou à leur prouver qu'ils ont tort ; mais peut-être qu'au final cela revient au même.

C'est le moment de vérité. Elle a vu comment chacun d'eux a réagit au mot. Il lui reste à voir comment ils réagiront à sa confession. Elle a envie de minimiser la chose. De le leur dire comme s'il s'agissait d'une information anodine, naturelle. Chacun a raconté son histoire, son vécu, son interprétation, sa perception. Elle a envie de raconter la sienne elle aussi. Alors elle réclame le droit de s'exprimer à son tour, et part dans son récit :

« Comme vous le savez, je n'ai pas reçu ce message anonyme. Comme vous le savez aussi pour certains, ou l'avez probablement deviné à mes remarques sarcastiques pour les autres, je ne crois pas aux signes. Je crois que le monde est régi hasardeusement par des concours de circonstances. Peut-être que vous parviendrez mieux à comprendre mon point de vue avec un exemple réel et concret. Je vais vous raconter une histoire qui m'est arrivée, en commençant à un point donné, à un embranchement, à un concours de circonstances. Mais il faut comprendre que j'aurais pu commencer mon récit n'importe où, car depuis ma naissance il y a eu tout un tas d'embranchements sans lesquels on n'en serait jamais arrivés là. Mais choisissons une version de l'histoire en choisissant un début, même s'il faut comprendre que ce choix est somme toute artificiel.

Concours de circonstances : j'entre dans le bureau d'un de mes professeurs, Monsieur Pofer, au mauvais moment. Il est en train de fixer d'un air méditatif des feuilles de papier, un stylo à la main. Concours de circonstances : Monsieur Pofer se trouve être le genre de personne à exprimer franchement et simplement les choses qu'il estime vraies, sans se retrancher derrière une quelconque pudeur ou un sens excessif de la vie privée. Il s'excuse donc de son absence passagère en m'expliquant que ce sont là les papiers pour son divorce, qu'il vient de recevoir. Concours de circonstances : Monsieur Pofer se trouve être un professeur attentionné qui se conçoit comme un guide pour ses élèves. Il en profite donc pour me donner au passage un conseil qu'il pense alors anodin : choisir dans la vie un partenaire qui partagera mes convictions et comprendra ma quête de la vérité scientifique et mon engouement pour la psychologie.

Conseil provenant aussi d'un autre concours de circonstances : Il se trouve en effet que la séparation de Monsieur Pofer et son épouse, germant depuis bien longtemps, reposait en partie sur la désapprobation par Madame Pofer des activités et préoccupations de son mari. Désapprobation venant peut-être aussi d'un concours de circonstances : La façon Madame Poffer étant probablement le fruit de son éducation religieuse stricte qui lui a inculqué qu'il y a certains mystères qu'il est sacrilège de chercher à sonder. Concours de circonstances : un lien se fait à cet instant dans mon esprit. Vous conviendrez que Madame Pofer et Ernest n'ont pas grand chose à voir l'un avec l'autre, et que j'aurais pu à cet instant ne pas songer à lui. Mais, peut-être parce qu'Ernest est quasiment toujours présent à mon esprit, ou peut-être parce que Monsieur Pofer a présenté son histoire comme une mise en garde qui pourrait me servir, un lien se fait néanmoins.

Je réalise alors que, même si celui que j'aime ne désapprouve pas ma façon de voir le monde et semble même plutôt la comprendre, il est loin de la partager. Je me mets alors à me demander si cela pourrait à terme nuire à notre relation. Cependant, cette relation étant plutôt au beau fixe, cette interrogation reste au second plan et ne m'inquiète pas trop. Mais, autre concours de circonstances, quelques mois plus tard. Monsieur Pofer donne un devoir à faire sur les biais cognitifs. Les biais cognitifs, c'est ce dont vous avez été tous victimes ces derniers temps, et depuis toujours d'ailleurs mais peut être plus encore ces derniers temps. Les tendances de nos esprits à ne pas toujours agir de façon très rationnelle, à utiliser certains chemins qui ne sont pas forcément ceux qui mènent à la vérité, bien qu'ils puissent servir d'autres fonctions. Et donc...

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant