Chapitre 33

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Edouard se félicite de n'avoir pas cédé à l'ultimatum d'Hortense. Selon lui, il y a certains facteurs qui rendent tout simplement deux personnes incompatibles. Entre Jeanne et lui, c'était c'est le désir d'aventure, qu'il avait repéré assez tôt dans leur relation mais dont il avait malheureusement minimisé l'importance pendant trop longtemps. Entre Hortense et lui, c'est la divergence quant à l'importance accordée à la sincérité. Entre Ariane et Ernest, c'est la croyance en l'idée de destin. Elle en serait presque touchante, cette Ariane ; à penser que l'on peut changer les gens, et à investir tant d'efforts pour tenter de sauver leur relation à tous les deux malgré cette incompatibilité indéniable. D'ailleurs, peut-être même qu'elle y parviendra ; peut-être que ça fonctionnera entre eux, malgré tout ça, si c'est ce qu'ils veulent tous les deux. Edouard ne peut pas prédire si une relation est ou non vouée à se terminer : nombreux sont les couples incompatibles qui durent malgré tout, par la seule force de leur obstination.

Edouard se souvient de sa conversation avec Mathilde sur ce sujet. Lui a tendance à penser qu'il existe deux types d'incompatibilités entre deux êtres pouvant potentiellement s'aimer : les incompatibilités minimes, et les incompatibilités fatales. D'après Mathilde, le caractère fatal ou minime d'une incompatibilité ne dépend pas de son contenu, des caractéristiques à l'origine de l'incompatibilité, mais de ce que ces individus impliqués souhaitent, de ce qu'ils sont prêts ou non à accepter. Edouard étant un être de principes, ce qu'il est prêt ou non à accepter est peu susceptible de varier, ce qui explique peut-être qu'il estime immuable le caractère fatal d'une incompatibilité. Mais il veut bien accepter que les critères d'autres personnes puissent être différents des siens, leurs exigences moindres, et que ces personnes puissent même être heureuses ainsi, vivant une incompatibilité que lui estimerait fatale.

Assurément, les gens ont des critères différents des siens : par exemple, le mensonge semble être à leurs yeux une infraction des plus anodines. Edouard, lui, est obsédé par les trahisons qui l'entourent. Il n'ose même pas imaginer comment il aurait réagi s'il avait été à la place de ce pauvre Ernest, dindon de la farce d'une bien-aimée le manipulant en prétendant agir pour son bien. Mais, surtout, il est scandalisé par la complicité de Georges dans toute cette histoire. Dire qu'une des principales raisons de la réticence d'Edouard à cacher ses sentiments pour Hortense était sa volonté de pouvoir être entier envers lui et ses autres collègues ! Visiblement, l'attention ne lui était pas retourné. Les mains de Georges sont celles qui ont posé le message anonyme sur son bureau. L'esprit de Georges est celui qui a eu l'idée d'ajouter son nom à la liste des destinataires. La semence de Georges est ce qui a donné lieu à ce petit être malicieux nommé Ariane, et ses mots ce qui l'ont encouragée à poursuivre dans la voie répréhensible où elle s'était engagée.

Monsieur Georges Joval, père de l'année : quand sa fille lui raconte en riant qu'elle s'apprête à distribuer des messages anonymes, il ne trouve rien de mieux à faire que de lui suggérer une victime supplémentaire. Edouard réalise qu'un jour lui aussi aura à garder les secrets de ses enfants. Que fera-t-il alors ? Assurément, les décourager, si leurs intentions sont de traiter les autres êtres humains comme des cobayes pour des expériences pseudo-scientifiques. Mais que fera-t-il quand sa fille viendra lui avouer son premier béguin et lui demander de ne rien répéter à son frère moqueur ? Essayera-t-il de la convaincre que dire la vérité est toujours la meilleure solution ? Gardera-t-il le secret en étant attendri par la confiance qu'elle lui accorde ? Ou, plus probablement, il aura anticipé le coup en faisant comprendre à ses enfants qu'il réprouve le fait de cacher quoi que ce soit, et donc qu'il n'est pas une personne à qui confier des secrets. Mais pourra-t-il supporter la conséquence de ses principes, si celle-ci est d'être exclu des confidences de ses enfants et de se trouver ainsi éloigné d'eux ? Assurément, la vie a bien de nouveaux dilemmes à réserver à Edouard.

Sur le fond, Ariane n'a pas tort : les évènements sont permis par de simples concours de circonstances. Concours de circonstances : Ariane rencontre Ernest et passe les quatre cinquièmes de son temps chez lui, abandonnant la maison familiale où ses parents se retrouvent soudain seuls face l'un à l'autre et s'interrogent sur leur avenir. Concours de circonstances : Ariane s'interroge sur son couple au moment où son père s'interroge sur le sien, ce qui donne lieu à une discussion sur ce sujet. Concours de circonstances : Ariane a justement, suite à une remarque d'un de ses professeurs et à un devoir scolaire, eu une idée saugrenue pour « sauver son couple », dont elle fait part à son père afin de le faire rire. Concours de circonstances : Georges trouve que la kinésithérapeute qui le suit serait une femme parfaite pour Ernest, mais, sachant bien que son ami refusera une rencontre arrangée, se dit qu'un message anonyme comme ceux qu'évoque Ariane pourrait l'aider à s'ouvrir à cette idée. Concours de circonstances : La discussion avec son père donne à Ariane la motivation nécessaire pour transformer en plan concret son idée initiale qu'elle ne prenait pas encore vraiment au sérieux. Concours de circonstances : Cette histoire a lieu au moment où Edouard se trouve face au dilemme posé par Hortense. Concours de circonstances : Cette histoire permet à Edouard de croiser le chemin de Mathilde.

Concours de circonstances ou volonté du destin ? Au final, même si Edouard réprouve totalement les actions d'Ariane, il pense qu'elle a raison sur le fond théorique et qu'il s'agit bel et bien uniquement de concours de circonstances. Oui, il a été tenté de penser que tout cela avait peut-être été voulu par une forme de destin, succombant à quelques tendances superstitieuses. Même si ces raisons étaient inconscientes, croire au destin était pratique pour se sentir proche de Mathilde, et surtout pour se convaincre qu'elle n'est pas arrivée sur son chemin par hasard et que cette fois la possibilité qu'il voit avec elle a des réées chances de se transformer en histoire fonctionnelle. Parce que si aucun destin n'est à l'œuvre mais qu'on ne peut compter que sur le hasard des probabilités, il y a fort à parier que la Mathilde cache une de ces incompatibilités fatales et que cette nouvelle possibilité conduise juste à un nouvel échec.

Ce qui donne envie de croire au destin, c'est que les concours de circonstances nécessaires pour en arriver là où on est sont toujours trop nombreux pour que notre esprit estime probable qu'ils puissent n'être le fruit que du hasard. Mais, comme le lui a fait remarqué Mathilde, si elle n'avait pas été avec Célestin mais avec un autre, le résultat final en fonction duquel elle jugerait les évènements passés ne serait pas Ilana mais un autre enfant. Alors, si rencontrer Mathilde n'était qu'un événement parmi une infinité d'événements possibles, et non pas un point de passage nécessaire dans la vie d'Edouard, il n'y a rien de si incroyable à cette rencontre, malgré le nombre de concours de circonstances qui ont été nécessaires pour la permettre. Que cet événement se soit produit est infiniment peu probable ; mais il était certain que parmi l'infinité des évènements infiniment peu probables, certains allaient se réaliser. Ce qui est curieux, c'est que le raisonnement que Mathilde tient sur ses choix vis à vis de Célestin et sur l'amour en général, elle ne le transpose pas au reste de sa vie aux évènements qui ont fait suite à la réception du mot. Même après les révélations d'Ariane, elle semble toujours convaincue qu'un destin était à l'œuvre.

De toute façon, même si Mathilde croit au destin, ce ne sera probablement pas entre Edouard et elle une incompatibilité fatale. Après tout, le caractère circonstanciel de l'existence n'a pas pour Edouard la même valeur que pour Ariane. Pour lui, ce qui compte avant tout, c'est la conséquence de ce caractère circonstanciel. Si tout ce qui nous arrive n'est pas voulu par une instance supérieure mais juste hasardeux, la seule chose pouvant diriger notre vie sont nos décisions. Ce qui compte alors, c'est de prendre des décisions qui seront en accord avec la personne que nous sommes. Les conséquences de ces décisions ne seront pas toujours celles souhaitées, mais ce qui a de l'importance, c'est la personne que nous auront été. Dans un monde régi par les concours de circonstances, même si l'on n'a pas de contrôle sur le résultat de nos actions, on a au moins toujours du contrôle sur les principes qui les guident. C'est pourquoi l'expérience d'Ariane est une chose blâmable quelles qu'en soient les conséquences, bonnes ou mauvaises. Quant à Mathilde, si elle pense comme lui que les principes guidant nos actions sont importants, qu'elle croit ou non au destin n'est aux yeux d'Edouard qu'une broutille anecdotique.

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant