Chapitre 43

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Le mercredi étant le jour où Pierre vient rendre visite à ses parents, c'est la journée préférée de Charline. C'est d'autant plus le cas de ce mercredi ci, car un voyage et divers empêchements ont fait que son fils a séché le dîner familial hebdomadaire pendant plusieurs semaines. Ce soir, il viendra, et Patrice sera là lui aussi. Charline est donc ravie, mais aussi angoissée. Angoissée de finir le travail trop tard pour tout préparer comme il se droit, de manquer de l'un des ingrédients nécessaires pour la réalisation du plat préféré de Pierre, de rater la cuisson, d'un éventuel débat tournant mal, et d'à peu près tout ce qui pourrait mal se passer.

Cependant, ces préoccupations passent au second plan derrière les préoccupations professionnelles, dont l'urgence est prioritaire. Charline vient de remarquer que le nom de l'un des patients du Dr. Molun revient de nombreuses fois sur le planning des prochains mois. Interrogeant Linda sur le sujet, celle-ci lui raconte se souvenir de ce patient qui a souhaité décaler plusieurs fois son rendez-vous, ce qui met immédiatement la puce à l'oreille de Charline. Ce qu'il s'est passé est évident pour elle : Linda a confondu les touches du clavier qui permettent d'indiquer, lorsqu'on on fait glisser un rendez-vous sur le planning, s'il s'agit d'une copie ou d'un déplacement. Charline se souvient très bien de l'époque où elle faisait elle-même cette erreur à l'arrivée du logiciel de prise de rendez-vous. Une vraie galère : parce qu'il faut à présent vérifier tout le calendrier pour repérer si l'erreur a été faite sur d'autres patients.

Et il y a aussi une autre chose à laquelle prendre garde ; une qui a causé bien des soucis à Charline à l'époque. Si on supprime les faux rendez-vous du planning, le patient reçois un SMS d'annulation et pense que son rendez-vous véritable a été annulé. Il faut donc l'appeler, ou lui écrire un message, pour lui expliquer la situation. Autant dire qu'entre expliquer tout ça à Linda et l'aider à effectuer les vérifications et à passer les coups de fils nécessaires, la matinée de Charline est soudain bien remplie. Quand elle se pose enfin pour déjeuner, au self de la clinique, elle réalise qu'elle a en fait trouvé la matinée plutôt satisfaisante. Prise dans ce qu'elle faisait, elle était pleinement active et impliquée, sans compter le fait qu'elle a été utile à la fois à Linda, au Dr. Molun qui n'aura pas à se déplacer pour des rendez-vous n'existant pas, et aux autres patients qui pourront récupérer les créneaux occupés par de faux rendez-vous et à présents de nouveau disponible. Pour couronner le tout, elle ressent une certaine fierté à avoir repéré l'anomalie et à avoir immédiatement compris de quoi il était question.

« Ça fait bien longtemps que je ne vous ai pas vue aussi souriante Charline, ça fait très plaisir. » C'est Le Dr. Nou, dont Charline est la secrétaire, qui s'installe près d'elle pour manger rapidement avant son prochain rendez-vous. Charline lui raconte la matinée agitée qu'elle a eue, en insistant bien sur les mérites de Linda et sur le fait que cette erreur très courante est à attribuer à ce fichu logiciel inutilement complexe et ne fournissant même pas la possibilité de corriger ses erreurs sans qu'un SMS ne s'envoie au patient. Le Dr. Nou, qui saisit elle-même certains de ses rendez-vous, sait bien de quoi il est question et se joint à Charline dans ses critiques sur les imperfections du logiciel. Suite à quoi, elle pense lui faire plaisir en lui annonçant ce qu'elle pense être une bonne nouvelle : le logiciel de prise de rendez-vous va bientôt être remplacé par un autre, qui aura notamment le mérite d'être connecté à plusieurs plateformes permettant aux patients de prendre eux-mêmes leurs rendez-vous en ligne.

Le sourire de Charline disparaît soudainement et elle sent l'angoisse monter en elle. Dire que ce logiciel a été mis en place il n'y a même pas cinq ans, et qu'il lui en a bien fallu un ou deux pour découvrir toutes ses subtilités ! Combien de temps lui faudra-t-il pour s'approprier le nouveau logiciel ? Et puis, si les patients s'inscrivent en ligne au lieu de lui passer un coup de fil, quel sera donc son rôle ? En plus, Charline voit déjà augmenter le nombre de fois où les patients ne se présenteront pas parce qu'ils se seront trompés dans leur prise de rendez-vous en ligne, ou déplaceront sans cesse leurs rendez-vous parce qu'on ose tout se permettre quand on n'a pas un humain face à soi. Sans parler de tous les dysfonctionnements auxquels elle n'a même pas encore eu le temps de penser ! C'est de nouveau tout son contexte de travail qui va changer : elle va perdre certaines de ces tâches mais de nouvelles feront leur apparition, c'est certain.

Quand elle s'en plaint à Pierre et Patrice le soir, les deux hommes se sourient d'un air complice. Son mari lui conseille de relativiser, ce qui est décidément sa phrase favorite et manque de peu de l'énerver. Heureusement, Pierre est là pour mettre de vrais arguments sur l'idée de son père : « Maman, s'il te plait. On sait tous que tu aimes avoir des situations chaotiques à résoudre ; comme ça a été le cas ce matin et comme ce sera le cas pendant la période de mise en place du nouveau logiciel. C'est là qu'est ton mérite : pas dans le fait de prendre une voix pimpante au téléphone et de saisir sans erreur les informations dans un programme que tu maîtrises parfaitement. Si tu penses déjà à toutes les choses qui peuvent clocher, c'est justement ça qui fait ta force et qui fait que tu vas pouvoir anticiper les problèmes et avoir une vraie valeur dans cette transition. On t'enlève des tâches ne nécessitant pas d'effort intellectuel et vont s'en créer de nouvelles potentiellement plus intéressantes. Je veux bien que ce soit trop pour certaines personnes, mais certainement pas pour toi. »

Et son père enchaîne : « Depuis des mois tu te plains de ne pas te sentir utile et d'avoir besoin d'un nouveau défi. Le voilà ton défi ! On sait très bien que tu vas être stressée tout le temps et avoir peur de mal faire et être désemparée à chaque erreur. Mais, honnêtement, je préfère de loin te voir stressée que déprimée. » Au fond, Charline sait très bien qu'ils ont raison. Elle n'est jamais contente : angoissée face à l'inconnu ou ennuyée face au connu. Elle se plaint de se voir un nouveau défi imposé alors que c'est exactement ce qu'elle réclamait. Quand elle repense à tout ce qu'elle a vécu jusqu'ici, les périodes de défi sont celles qui ont eu le plus de valeur, même si elle a été sur le moment bien trop stressée pour être capable de les apprécier. C'est exactement comme si sa vie ne pouvait être agréable que vue en rétrospection, parce qu'elle est tout simplement agréable de voir le côté plaisant pendant qu'elle est en train de le vivre.

Le dîner se passe encore mieux qu'elle pouvait l'espérer : le débat est agité, mais lui permet de prendre du recul sur ce qu'elle vit, et de lui confirmer non seulement que son fils croît en elle, mais aussi qu'elle a peut-être sous-estimé son mari. Une fois Pierre parti, Patrice et Charline continuent leur discussion à deux. Elle s'excuse auprès de lui. Il y a juste quelque chose dans le mot « relativiser » qui l'agace au plus haut point, et Patrice s'obstine à l'utiliser tout le temps. Aux oreilles de Charline, c'est comme si on lui conseillait de dire « Abracadabra » pour faire disparaît ses soucis, alors qu'elle n'aurait ni baguette ni pouvoirs magiques. Mais, en l'entendant parler ce soir, et avec le renfort de leur fils pour éclairer ces propos, elle a compris que, derrière ce mot, Patrice mettait en fait des idées réellement pleines de sens et susceptibles de la toucher. Il aurait dû insister pour s'expliciter ; mais c'est vrai qu'en se braquant systématiquement elle ne devait pas beaucoup l'y aider.

Patrice lui avoue être désemparé, vouloir la voir heureuse mais n'avoir aucune idée de comment s'y prendre. « C'est comme un problème sans solution, Charline. Tu vas continuer de courir d'un défi à un autre en te plaignant de la difficulté, et entre deux défis pleurer de ne pas avoir de projet et d'être sous-stimulé. Je ne suis pas certain que l'équilibre parfait existe, et même si tu le trouvais, il ne durerait pas. Chacun de ces défis va t'apporter un peu de sens et de satisfaction pendant un temps, mais au final l'élément qui devrait être susceptible de te donner une base de bonheur stable, c'est moi. Un bonheur qui n'ait rien à voir avec un défi résolu ; qui vienne juste de l'assurance que je suis là avec toi, que je t'aime, et pas parce que tu es utile pour moi ou quoi. Un bonheur qui ne serait pas suffisant à lui tout seul je le sais, mais qui devrait quand même être plus que ce qu'il est actuellement. Et je suis désolé de ne pas savoir te le donner. »

Charline a presque envie de gronder son mari pour les propos qu'il tient et qui lui semblent complètement absurde. Mais, en même temps, elle se dit que c'est probablement de sa faute s'il a ce genre de pensées. C'est vrai qu'elle ne lui montre pas beaucoup que sa présence lui fait du bien. C'est vrai qu'elle n'a pas vraiment ressenti que sa présence lui faisait du bien ; que ça n'a pas spécialement été le cas. Elle a envie de tout mettre sur le compte de ce fichu mot « relativiser ». Chaque fois que ça sortait de la bouche de Patrice, en semblant sous-entendre que ce serait pourtant facile, Charline avait l'impression que son mari ne la comprenait pas et n'avait aucune idée de ce qu'elle vivait ou ressentait. Elle réalise maintenant qu'elle peut se reposer sur lui, même si elle n'est vraiment pas sûre d'en avoir envie. En repensant à tout ça avant de s'endormir, elle se demande : est-ce que sa vie et ses émotions ses derniers mois auraient été différentes si son mari avait choisi de s'exprimer en utilisant un autre mot que celui-là ? Est-ce que tant de choses peuvent vraiment dépendre d'un si petit détail ?

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant