Chapitre 21

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En rentrant du travail, Charline a un mal de crâne pas possible ; la journée a été bien chargée. Les journées chargées sont ses journées préférées, mais il n'empêche qu'un bon repos ne sera pas de trop, et que l'absence de Patrice ce soir ne lui pèsera probablement pas beaucoup. Mais, en repérant un mot affiché dans le hall de l'immeuble, Charline se met à douter de la possibilité de bénéficier de calme ce soir. Les mots dans le hall ne sont jamais pour annoncer une soirée calme. C'est soit une fête chez les voisins, soit des travaux ; le seul espoir restant étant que l'événement en question ne soit pas pour ce soir mais pour un autre jour.

Charline s'approche du mur pour lire le message. Finalement, ce n'est pas du bruit qui empêchera sa soirée d'être calme, mais son propre cerveau carburant à plein régime suite à cette lecture. « Chers voisins. J'ai reçu récemment un étrange mot qui m'intrigue. Une promesse d'épanouissement. Une incitation à la recherche de signes. Avez-vous reçu vous aussi un mot de ce type ? Si oui, contactez-moi au 06.29.35.67.42. Votre témoignage m'aidera dans la quête de l'auteur de ce message et dans la recherche de sa signification. Ernest. » La formulation alambiquée fait légèrement sourire Charline. Mais ce qui la choque vraiment, c'est le contenu. D'autres personnes auraient reçu le même message qu'elle ? Ne lui était-il donc pas destiné à elle spécifiquement ?  Pierre n'en est-il pas l'auteur ? Ou bien s'agit-il d'un complot dont cet Ernest ferait partie ?

Ernest... Ce prénom dit quelque chose à Charline. Elle n'arrive pourtant pas à remettre un visage dessus. Probablement juste un voisin qui a dû se présenter à elle un jour ou l'autre. Peut-être qu'elle se souviendra mieux en entendant sa voix. Mais l'appeler lui fait peur. De quoi peut-elle témoigner ? Oui, elle a reçu un mot comme celui-ci. Et alors ? Qu'a-t-elle de plus à dire ? Son interlocuteur osera-t-il lui demander si elle est épanouie ou non ? Elle n'aura rien à lui répondre. Il n'y a rien qu'elle veuille partager avec un inconnu. A moins que... En fait, peut-être que parler lui ferait du bien. Peut-être que raconter ses préoccupations à quelqu'un d'autre que Patrice lui procurera de l'apaisement. Contrairement à son mari, cet inconnu aura peut-être un conseil plus original à lui donner que de relativiser et apprendre à se contenter de ce qu'elle a déjà.

Charline, une fois posée sur son canapé et après avoir rédigé sur un post-it une longue liste de pours et de contres, finit par déclencher l'appel. C'est sur une voix surprenamment jeune qu'elle tombe au bout du fil. Cet Ernest ne doit pas être plus âgé que son fils. Peut-être même que tous les deux se sont connus, à l'époque bénie où Pierre habitait encore dans cet immeuble avec ses parents. Ernest confirme à Charline qu'ils sont plusieurs à avoir reçu exactement le même mot. Il lui explique qu'il a déjà rencontré l'une des personnes concernées, et a connaissance d'une deuxième. Leur idée est de tous se réunir chez lui le week-end suivant, afin de discuter ensemble et réfléchir à ce qui peut bien les relier.

Cette histoire semble complètement abracadabrante. Charline se demande si on ne serait pas en train de se jouer d'elle. Et puis, elle aimait assez l'idée que le mot reçu était un gage de confiance de la part de son fils. Se pourrait-il qu'il reste une possibilité ? Après tout, peut-être que cet Ernest et Pierre sont de mèche. Peut-être qu'en entrant dans l'appartement d'Ernest ce week-end elle ne verra pas des inconnus, mais son fils et une fête surprise organisée pour elle. Charline tente de sonder le terrain : « Dites-moi, Ernest, connaissez-vous par hasard mon fils, Pierre Keplan ? » Ernest répond par l'affirmative : effectivement, Pierre et lui s'entendaient assez bien du temps où ils étaient voisins. Si Ernest était coupable d'une manigance avec Pierre, il aurait nié le connaître, non ? A moins que cette réponse ait justement été calculée pour déjouer les soupçons de Charline. Celle-ci ne sait plus du tout quoi penser.

Elle indique à Ernest son accord pour la réunion du week-end prochain. Secrètement, elle espère qu'elle ne sera pas la plus âgée du lot, et particulièrement s'il y a vraiment quatre ou cinq personnes qui vont se réunir pour comparer leurs existences. Il est tellement plus facile d'avouer un défaut d'épanouissement à vingt ans, quand on a encore la vie devant soi pour pouvoir le compenser, qu'à cinquante, quand l'essentiel de sa vie est derrière et qu'avouer un manque revient à admettre un échec.

Ce que Charline redoutait ne manque pas d'arriver. Ernest l'interroge sur son bonheur, sur ce qui a changé pour elle depuis la réception du mot. Pas grand chose en fait : le seul évènement sortant de l'ordinaire a été l'arrivée d'une nouvelle collègue qu'elle a formée. Mais elle est toujours empêtrée dans la même routine quotidienne, et au final elle n'a pas pensé au mot plus que ça. Elle ne voit pas ce qu'elle aurait pu faire pour que les choses évoluent. Elle n'a remarqué aucun signe ; rien sortant de l'ordinaire.

Convaincue que le mot venait de son fils, elle avait attendu des signes de sa part ; mais rien n'était venu. En vacances à la montagne, Pierre s'était contenté de lui envoyer des photos de lui et de ses amis. Charline avait pris le mot comme un gage de confiance, mais ne voyait pas comment être digne de cette confiance. Elle voudrait prouver à Pierre qu'il a raison de croire en elle ; que, oui, elle peut retrouver un sens de l'utilité et un nouvel élan vers l'avant. Mais rien ne lui vient à l'esprit. Si Pierre a une idée pour elle, il ne lui en a rien dit. Ce n'est quand même pas sur des photos de ski que des indices sont cachés. Ce serait assez peu probable que son fils soit en train de lui conseiller de se reconvertir en prof de ski ; elle qui n'a jamais fichu un pied à la montagne et souffre de vertiges.

Charline a honte. Ernest a posé une seule question, et elle s'est sentie obligée de répondre avec trop de sincérité. C'est comme si son sentiment d'inutilité transparaissait par chacun de ses pores. Cet inconnu qu'elle a eu au téléphone dix minutes à peine l'a percée à jour. Les personnes avec qui elle travaille à la clinique n'ont pas dû manquer de le remarquer également. Son mari est le seul à ne rien voir ; le seul qui persiste à penser que sa vie telle qu'elle est peut lui suffire, alors qu'il est pourtant celui auprès de qui elle s'épanche le plus. Charline, se retrouvant à raconter sa vie à un inconnu qui pourtant ne lui a quasiment rien demandé, réalise à quel point elle a besoin de se confier,

Mais pourquoi aurait-elle besoin de montrer qu'elle se sent perdue ? Attend-elle de tous ces inconnus qu'ils lui offrent une solution sur un plateau ? Espère-t-elle que l'un deux parvienne, par hasard, à lui donner l'idée révolutionnaire qu'elle peine à trouver ; à lui indiquer la chose qu'elle doit faire pour se sentir de nouveau pleinement à sa place ? Charline, qui toute sa vie s'est occupée de son fils, de son mari et des besoins de médecins et de patients, se retrouve à présent à réclamer de l'aide. C'est comme si elle appelait au secours complètement dans le vide, dans l'espoir hasardeux que quelqu'un l'entende et lui réponde.

Elle se dit, comme elle dit aux patients qu'elle rencontre, qu'il est plus intelligent de demander de l'aide que de ne rien faire, quand on se sent mal. C'est juste que cette position lui ressemble si peu ; ressemble si peu à la personne qu'elle s'imagine être. Elle renforce d'autant plus le sentiment qui la dérange tant ; ce sentiment qu'elle est en train devient une charge, elle qui jusqu'ici a toujours été une force productive. Est-ce la direction normale de la vie ? N'y a-t-il vraiment rien qu'elle puisse faire contre ça ? Il doit bien y avoir quelque chose à faire de toute cette énergie qui pourtant est toujours pleinement vivante et vibrante en elle. Oui, il y a forcément quelque chose. Mais quoi au juste ?

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant