Ariane Joval émerge progressivement de son sommeil : elle se frotte les yeux, se tourne sur le côté, et se retrouve soudain face à une figure masculine endormie. Une vingtaine d'années tout comme elle, la respiration lente et régulière, les cheveux décoiffés, et surtout l'air paisible, tellement paisible. Ariane l'observe : il est beau, ou du moins elle le trouve beau. Elle ne le réveille pas, préférant continuer à l'admirer. Elle s'attarde sur cette image de lui endormi près d'elle, le regardant comme si elle se réveillait auprès de lui pour la première fois ; comme si elle était surprise de le trouver là.
Ernest Naet est tiré du sommeil par le souffle de sa petite-amie qu'il sent sur son visage. Surpris, il l'est lui aussi, de se réveiller ainsi scruté. Assez pour que les premiers mots à sortir de sa bouche ce jour ne soient pas « Bonjour. » mais plutôt « Mais qu'est-ce que tu fiches ? » Ariane rit, de son petit rire habituel qu'Ernest trouve absolument délicieux. Elle ne s'excuse pas. Quel mal y a-t-il, après tout ? N'a-t-elle pas le droit d'apprécier la chance qu'elle a de s'éveiller près de lui et de savourer cet instant de sérénité ? Elle adore cette sensation ; cette capacité qu'elle a de se sentir emplie de joie à l'idée d'être avec Ernest, comme si leur relation venait tout juste de commencer. Elle a l'impression, dix fois par jour au moins, de prendre soudainement conscience de la réalité de leur amour.
Ariane est amoureuse. Ernest est amoureux, lui aussi, mais son amour à lui n'implique pas prises de conscience à répétition et soudains accès d'émotions. Habitué à être éveillé par un baiser d'Ariane sur son front, il se demande à présent combien de fois elle l'a observé ainsi sans qu'il n'en soit informé. Il se demande aussi comment elle fait pour toujours se réveiller spontanément cinq minutes avant que le réveil ne sonne, si elle continuera encore longtemps à ressentir un si grand enthousiasme face à tout, et surtout pourquoi elle est si amoureuse de lui. Il a du mal à trouver la force de sortir du lit. Ariane, elle, est déjà debout, et parle d'une voix entraînante mais couverte par le bruit du micro-ondes et par les brumes persistantes du sommeil d'Ernest.
Trouvant la force de se lever, il se rend dans l'espace cuisine. Le micro-ondes a sonné, et le paquet de chocolat Nesquik est sorti sur le comptoir. Ariane, elle, en revanche, n'est plus là. Ernest, machinalement, ouvre le micro-onde, en sort le lait trop chaud, et y ajoute la poudre chocolatée. Il se demande quand sa petite-amie finira par abandonner le Nesquik pour un petit-déjeuner plus adapté à son âge, puis réalise que, si elle le faisait un jour, il en serait probablement attristé. Ariane ne serait pas Ariane sans ces petites choses qui font son charme, ses façons de sans façon faire ce qu'elle a envie de faire sans souci pour les normes ou les façons de faire plus habituelles. Bien sûr, le Nesquik n'est certainement pas le cas le plus emblématique ; beaucoup d'adultes doivent probablement en consommer, mais l'observation générale sur Ariane n'en est pas moins vraie.
La porte s'ouvre et la bouille de la jeune fille apparaît : « Mon magazine n'est toujours pas arrivé. Et moi qui voulais le lire avec mon lait ! Il faudrait quand même que je vérifie si mon abonnement a bien été pris en compte. Sinon, il y avait des promos chez Picard mais je les ai directement jetées parce qu'on n'a plus de place dans le freezer. Et aussi, il y a une lettre super bizarre. » Ce qu'Ernest trouve bizarre, c'est qu'Ariane soit sortie en pyjama pour récupérer le courrier. Il ne sait plus non plus de quel magazine elle parle. Pourtant, il croit bien l'avoir entendue lui mentionner quelque chose dans ce genre la semaine précédente. Elle lui avait demandé l'autorisation de s'abonner en indiquant l'adresse de chez lui plutôt que celle de chez ses parents, où il faut dire qu'elle ne met plus beaucoup les pieds. Peut-être un magazine de psychologie conseillé par l'un de ses professeurs ? Ou bien un magazine de philosophie ? Ernest s'en veut un peu de ne pas parvenir à retenir tout ce que lui dit sa petite-amie, puis se fait la remarque qu'il y parviendrait plus aisément si Ariane donnait un nombre moins important d'informations à la seconde.
Ariane vient de lire à voix haute la fameuse lettre super bizarre, mais Ernest n'y a strictement rien compris. Il la lui prend des mains, déterminé à en percer le mystère. Après tout, c'est son nom à lui qui est inscrit sur la boîte aux lettres ; c'est à lui que cette lettre est destinée. Il est, une fraction de seconde, légèrement irrité qu'Ariane s'approprie ainsi l'espace et les choses. Puis il sourit, prenant conscience que leur relation ne pourrait pas fonctionner si sa petite-amie n'était pas ainsi. Lui-même plutôt renfermé, comment parviendrait-il à partager quoi que ce soit si la personne en face ne se permettait pas de lui forcer un peu la main ? Il trouve en fait charmante la désinvolture d'Ariane, et se demande si la sensation d'irritation qu'il a ressentie n'était pas un petit pincement de jalousie. La vie d'Ernest serait probablement plus facile, et surtout plus agréable, s'il était un peu plus comme elle.
Une vie plus facile, plus agréable, n'est-ce pas justement ce que cette lettre étrange semble lui promettre ? La personne qui l'a écrite a remarqué que son épanouissement n'est pas optimal. En même temps, cela pourrait être n'importe qui ; Ernest n'est pas vraiment de ceux qui feignent d'être heureux. Mais un programme conçu pour lui, pour lui apprendre à être heureux ? Le rédacteur de cette lettre ne doit pas bien le connaître, ou en tout cas sous-estime sa propension à l'apitoiement. A-t-il vraiment envie de changer ? Au fond, il n'en est pas certain.
Son regard se porte sur Ariane : ne lui doit-il pas d'essayer de faire des efforts ? Heureusement qu'elle a en elle bien assez de bonne humeur pour deux. Qui d'autre qu'elle pourrait avoir les ressources intérieures nécessaires pour vivre auprès d'un être si maussade sans laisser ça écraser et raplatir son propre moral ? Ariane ne semble prendre ombrage de rien. Même si elle laisse, de temps à autre, échapper une remarque ironique, de façon générale elle s'accommode très bien de l'attitude de son copain. Cette fille est une véritable perle et, justement, mérite peut-être quelqu'un capable de lui apporter le bonheur. Pour une mystérieuse raison, la présence d'Ernest semble la rendre heureuse ; du moins pour l'instant. Mais qui sait pour combien de temps encore ? Ariane finira bien par se rendre compte qu'un être qui n'a aucun bonheur en lui-même n'est pas capable d'en répandre autour de lui. S'il existe une possibilité d'empêcher cette issue fatale de se produire, pourquoi la refuser ?
Et puis, de toute façon, la lettre ne semble pas laisser de possibilité au refus. Mais elle ne donne pas non plus vraiment d'indication sur ce qu'Ernest peut faire. Uniquement des formules brumeuses : prêter attention aux signes, ne pas ignorer les indices, etc. La promesse que la solution viendra, accompagnée du sous-entendu qu'il faudra être capable de la voir. Mais n'est-ce pas justement là le problème d'Ernest ? S'il existe des sources de bonheur, il est bien incapable de les détecter. Les sources de mécontentement attirent tellement plus facilement son attention. S'agit-il d'une caractéristique que l'on peut changer ? Peut-être, mais pas sûr. Promis, il essayera de faire des efforts, de repérer les fameux signes. Il n'est absolument pas certain que cela donnera un résultat, mais il essayera.
C'est ce qu'il dit à Ariane. Il fera de son mieux, c'est promis, pour elle. Et de nouveau, son charmant petit rire résonne dans le studio : « Vraiment, Ernest ? Tu prends au sérieux des bêtises pareilles ? Tu crois que quelqu'un a pris la peine de te concocter un programme d'épanouissement personnel ? Les psychologues ne sont pas bénévoles. C'est juste un prospectus bidon. Ils envoient ça et tout le monde va se reconnaître. Tu crois que beaucoup de personnes se considèrent comme aussi épanouies qu'elles pourraient l'être ? Non. Strictement personne. Même pas moi. Ce n'est pas écrit pour toi, et rien ne va arriver. » Ariane rit. Elle s'étonne que les gens tombent si facilement dans l'effet Barnum. Elle s'en étonne, mais ça l'amuse. Elle est touchée que son petit-ami souhaite faire des efforts pour elle, mais elle ne le lui dira certainement pas.
Elle l'aime comme il est. Elle trouve son pessimisme mignon, et même amusant. Ça la fait rire, car elle sait que les craintes et apitoiements d'Ernest n'ont pas lieu d'être. Elle est confiante dans sa propre vision de la vie, et, à ses yeux, la personnalité de son petit-ami est un rôle dans lequel il se plaît plus qu'une source de souffrance. Heureux, il l'est ; à sa façon. Ernest est heureux d'une façon diffuse, en bruit de fond, tandis que son attention reste en permanence focalisée sur les petits malheurs qui prennent le devant de la scène. Ariane en est absolument convaincue, même si Ernest, lui, n'en a pas encore conscience. Et elle n'a pas besoin d'un amoureux qui soit comme elle capable de braquer en permanence les projecteurs sur les éléments lumineux. Non, elle n'a rien à reprocher au tempérament d'Ernest. En revanche, elle s'offusque bien plus de sa naïveté, de la vitesse à laquelle il a été happé par ce mot, et, de façon générale, de son engouement pour les signes et autres témoins d'un supposé destin.
VOUS LISEZ
Au fil des signes
General FictionSix personnages (pourquoi six ?) reçoivent (ou trouvent) un message anonyme leur promettant (ou prophétisant) plus d'épanouissement (mais qu'est-ce que l'épanouissement ?). Une condition est mentionnée (floue au possible) : être attentif aux signes...