Chapitre 42

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Hier soir, Bastien a dû finir de rentrer du travail à pieds en poussant son vélo, après avoir remarqué que l'un de ses pneus était complètement dégonflé. Et, comme il n'a pas trouvé le courage de réparer ça, et ne le trouvera probablement pas avant le week-end, il est condamné, pendant au moins les quatre prochains jours, à prendre le bus pour se rendre au travail et en revenir. Quand il était jeune, Bastien adorait prendre le bus et observer les gens, qu'il trouvait toujours incroyablement amusants ; mais c'était avant de passer ses journées à en voir défiler à la caisse du supermarché. Aujourd'hui, il se passerait volontiers de ce quart d'heure à observer l'humanité, serré entre une grand-mère qui n'a visiblement plus assez d'odorat pour ressentir le besoin de se laver et deux gosses en train de se disputer sans que leur père, pourtant présent, ne juge utile d'interférer.

Une fois au travail, la matinée commence par une réunion d'équipe, qui semble tourner autour du fait que les ventes de sandwiches ont baissé depuis l'installation d'un vendeur itinérant dans le quartier. Bastien ne peut pas se retenir de lancer une remarque : « Si c'est vraiment un vendeur itinérant, il ne devrait pas tarder à partir et le problème sera résolu de lui-même. » Il réussit à récolter quelques rires, mais il semble que ce vendeur soit plutôt d'un genre sédentaire, bien que ses sandwiches soient vendus depuis une camionnette. Bastien se demande pourquoi il n'en a pas entendu parler plus tôt, et a bien envie d'aller ce midi tester la qualité des produits du concurrent. Il n'a bien sûr aucunement l'intention d'élaborer une stratégie ou de se soucier des ventes du supermarché ; il est juste toujours partant pour étendre sa palette de choix de déjeuners, et les vendeurs itinérants, qu'ils le soient vraiment ou non, l'ont toujours fait rêver.

Le midi venu, les papilles de Bastien ne sont pas déçues : même si on prenait en considération uniquement la qualité du pain, il n'y aurait pas de comparaison possible et il faudrait être complètement idiot pour s'acheter un sandwich au supermarché avec des options comme ça en vente juste à côté. Certes, ils sont quelques peu plus chers, mais, au delà du pain, il y a de multiples autres avantages : une variété de choix sans pareille, des options originales sans être pour autant de mauvais mariages, des produits frais, et surtout le sourire du vendeur. C'est clair que la tête qu'affiche Bastien à la caisse du supermarché n'a rien pour rivaliser. Ce jeune homme débordé à jongler entre la caisse et les sandwiches a non seulement l'air sympathique, mais aussi et surtout l'air d'être heureux d'être là en train de faire ce qu'il fait.

Tout en mangeant son sandwich, Bastien s'imagine à la tête d'un camion de ce type. Que choisirait-il de vendre ? Peu importe au final, ce qui est enthousiasmant étant surtout l'idée de liberté. La liberté de choisir quels produits proposer, mais aussi et surtout la liberté de choisir où aller et quand travailler. Le plus drôle dans tout ça est que, avec toutes les compétences qu'il a acquises à contrecœur au supermarché et par ce qu'il a pu y observer, Bastien aurait quasiment toutes les billes en main pour pouvoir faire de ce genre de rêve une réalité. Mais, bien entendu, ces compétences et observations lui permettent aussi et surtout d'avoir conscience de tous les efforts nécessaires pour faire de ce genre de rêve une réalité, et de tout le travail qui peut bien se cacher derrière cet homme souriant mais stressé qui perdra probablement son sourire et son bonheur d'être là au bout de quelque temps.

Après tout, Bastien est convaincu que sa remarque à la réunion n'était pas aussi idiote qu'elle pouvait le sembler, et que la camionnette du jeune homme ne restera pas pour longtemps plantée dans ce parc là. S'il ne finit pas par faire faillite ou par abandonner son projet, le vendeur cèdera tout au moins à la tentation de déplacer son attirail et d'aller voir d'autres horizons ; c'est inévitable. Quand, un peu plus tard, un des clients fait passer devant la caisse enregistreuse un magazine en couverture duquel se trouve un chanteur avec sa guitare, Bastien repense à Justine. Il est bien heureux de ne plus être avec elle, parce que si c'était toujours le cas il aurait partagé avec elle ses pensées sur le vendeur itinérant et elle l'aurait encore accusé d'être trop fainéant pour donner vie à ses rêves, incapable de changer parce que n'en ayant pas assez envie pour fournir les efforts nécessaires, ou l'on ne sait trop quoi encore.

Pourtant, Bastien est convaincu que la différence entre tendre des sandwiches et encaisser derrière ou passer des articles dont il n'a que faire devant la caisse enregistreuse n'est pas suffisamment grande pour justifier le travail supplémentaire qu'il y a derrière. Certes, ça claquerait beaucoup plus de dire ce qu'il fait dans la vie s'il avait lancé un commerce florissant de sandwiches vendus en camionnette, mais la vanité ne peut pas valoir aussi cher. Et bien sûr, il y a aussi le côté symbolique et la liberté derrière, mais, honnêtement, le travail nécessaire pour lancer sa propre affaire, il n'a aucune envie d'avoir ce genre de charge ou ce genre de préoccupation. Que Justine et les gens comme elle pensent bien ce qu'ils voudront !

En entrant dans le bus à la fin de la journée, Bastien sent quelque chose sous son pied. Il se baisse pour ramasser l'objet, qui ressemble à une minuscule roue de camionnette. Relevant la tête, il la voit : la voiture dont provient la roue en question, et surtout celle qui la tient. Voilà le genre de femme dont Bastien pourrait tomber amoureux : belle au point d'être inoubliable, mais surtout un charme incroyable, quelque chose de spécial, d'unique. A moins que cette impression ne vienne simplement de l'incongruité qu'il peut y avoir à être assise dans le bus à essayer de fabriquer une voiture à partir des éléments contenus dans l'œuf d'un Kinder surprise ! A essayer, mais à échouer au point d'en faire tomber des pièces par terre. Bastien sourit, et lui tend la roue qu'il vient de ramasser.

Elle le remercie en riant de sa maladresse, et Bastien lui propose son aide et construit pour elle la voiture miniature. Il fait ça en un clin d'œil, se remémorant avec tendresse la période où toute une étagère de sa chambre d'enfant était occupée par des surprises de ce type. Seul son amour du chocolat égalait son amour de ce genre de petits objets qui ne servent strictement à rien. Il n'arrive même pas à se souvenir à quel moment il a fini par les jeter, ni depuis combien de temps il n'a pas mangé de Kinder Surprise. Souhaitant engager la conversation avec la femme au Kinder, Bastien partage avec elle ces quelques réflexions, qui la font sourire. « C'est bête de renoncer aux choses qui nous donnent de la joie », dit-elle en offrant la voiture à Bastien, avant de sortir du bus en se retournant pour lui adresser un dernier sourire.

Une fois chez lui, Bastien fait la poussière sur la commode de sa chambre avant d'y disposer la voiture, près de sa guitare. Heureusement que c'était une voiture et non une camionnette ; autrement il aurait été forcé de prendre cet événement pour un signe et de se lancer dans une entreprise dont l'idée l'angoisse et le fatigue d'avance au moins autant qu'elle le fait rêver. A la place, il ne pense qu'à la femme rencontrée dans le bus, convaincue qu'il la recroisera forcément, parce qu'il ne lui semble juste pas possible qu'il en soit autrement. Enthousiasmé d'avance à l'idée de prendre de nouveau le bus demain, Bastien n'est certainement pas motivé pour s'atteler à la réparation de son vélo. D'ailleurs, cette réparation pourra probablement attendre un peu plus qu'une semaine ; après tout, il n'y a rien de mal à donner un petit coup de pouce au destin.

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant