Chapitre 44

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Ernest se dit qu'Ariane serait ravie d'entendre les propos qu'on lui tient actuellement : « Je n'avais jamais osé me lancer avant, convaincu qu'il était nécessaire d'avoir une idée complète de la signification que l'on souhaitait donner à l'histoire, de la fin où l'on souhaitait aboutir, et de l'ensemble des évènements qui permettraient d'y parvenir. J'ai attendu pendant des années d'avoir ce schéma complet, sans jamais y parvenir. Jusqu'au jour où j'ai décidé d'essayer quand même. Commencer à écrire une histoire sans avoir la moindre idée d'où elle irait ; j'ai décidé d'essayer et j'ai découvert qu'il n'y a rien de plus grisant. Créer des personnages et découvrir qu'une fois créé ils deviennent libres ; que la suite des évènements dépend d'eux plus que de moi. Suivre leurs réflexions et leurs décisions en me contenant de leur fournir des occasions de réfléchir et de décider, puis voir où ils arrivent. C'est ce qui fait selon moi la véracité d'un récit : sentir que tout n'a pas été orchestré d'avance, mais que l'auteur a cherché avant tout à respecter la loi de la cohérence psychologique. Cette loi qui rend le personnage libre devant l'auteur, et qui fait de l'écriture une aventure de découverte plus qu'un exercice de maîtrise. »

Ernest trouve cette réflexion intéressante, bien qu'elle n'ait strictement rien à faire là. Lui qui a toujours considéré le roman comme modèle pour la vie, et ce modèle comme argument pour penser que les choses sont écrites d'avance, découvre que, même dans le cas d'un roman, la conception de sa petite-amie peut être valable. Il n'empêche que le temps tourne, et qu'entendre son client expliquer sa passion pour justifier son découvert ne fera en rien avancer la situation de ses comptes bancaires. Abandonner du jour au lendemain son travail et tout miser sur l'écriture d'un roman qu'on n'est absolument pas sûr de pouvoir publier, voilà une situation qu'un conseiller bancaire ne peut se permettre ni de cautionner ni de financer. Tout miser sur une issue si incertaine, dépendant de tant de concours de circonstances en plus du seul talent de l'auteur, quelle irresponsabilité !

Retrouvant ses collègues, Ernest s'abstient de leur raconter le rendez-vous qu'il vient d'avoir. Il n'a pas envie d'entendre leurs rires, leurs moqueries, et leur sempiternel « Ils pensent vraiment qu'on est leur assistante sociale ou quoi ? » La vérité, c'est qu'Ernest aurait préféré pouvoir aider cet écrivain potentiel. La vérité, c'est qu'il en a assez de répéter à ses clients « Cela ne relève pas de mon périmètre », et de tenter de leur vendre des produits bancaires plutôt que de les aider à résoudre leurs problèmes et à faire aboutir leurs projets. La vérité, c'est qu'Ernest préférerait de loin être assistant social que banquier. Une envie qu'il a bien du mal à assumer ; en partie parce que ses collègues affichent un mépris pour cette profession, en partie parce qu'ils l'accordent spontanément au féminin, et en partie pour des raisons autrement plus profondes.

Ernest ne peut pas s'empêcher d'admirer cet écrivain en création qui quitte son bureau sans qu'il n'ait pu lui apporter une aide réelle. Et il ne peut s'empêcher de se dire que la décision que lui-même s'apprête à prendre est potentiellement tout aussi irresponsable. Il n'en a pas encore parlé avec Ariane, il ne sait pas si elle en a conscience, mais changer de domaine d'étude aura forcément des conséquences sur leur mode de vie. A cause de l'argent, encore et toujours ; celui-ci régissant beaucoup trop la vie, qu'on souhaite ou non le laisser faire. Si Ernest choisit une filière universitaire plutôt que de l'alternance, comment pourra-t-il continuer à financer son logement ? Qui plus est, même s'il choisit une filière en alternance, il devra déménager, le prix de son logement actuel étant en parti dû à un accord avec son employeur. Pourrait-il bénéficier d'une bourse ? Devra-t-il retourner vivre chez ses parents ? Et si la filière qu'il souhaite se trouve être éloignée géographiquement ? Ariane et lui pourront-ils toujours vivre ensemble les neuf dixièmes du temps ? Auront-ils les moyens de se payer un appartement tous les deux ? Ce n'est pas avec ce qu'Ariane a économisé en faisant des baby-sitting et ce qu'Ernest pourra gagner en faisant un petit boulot à côté de la fac qu'ils pourront préserver le mode de vie qu'ils ont actuellement.

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