Chapitre 2 (partie 1)

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Pourquoi la nuit ? D'abord, parce qu'il y a ce frisson dangereux. Agit-on en homme du monde à la lueur blafarde des réverbères ? Et puis, parce qu'il est ainsi plus aisé de paraître mystérieux, inaccessible. Demain soir, Nicolas pourra sussurer à l'oreille des dames : "J'ai un secret." Leurs petits coeurs palpitants n'en frissonneront que plus. Et lui, il pourrait se gausser de ce soudain intérêt pour ses sales affaires.

Une main glacée l'attrapa par derrière et serra ses doigts crasseux sur le cou délicat du jeune homme. Un coup par derrière les genoux fit glisser Nicolas à terre qui sentit sa colère croître tout d'un coup. Il se releva d'un bond, fit jaillir un poignard et le pointa contre la gorge de son agresseur d'un mouvement si rapide qu'il surprit l'autre.

- Un poignard ? Pas une épée, ni un révolvers d'aristo ?

- Ton nom ?

L'homme siffla et laissa esquisser un léger sourire. Quatre hommes jaillirent, encerclant Nicolas.

- C'est moi qui pose les questions, répliqua-t-il sèchement. Ton nom ?

- Je suis attendu par le Loup Blanc.

Il y eut un instant de flottement mais les quatre hommes restèrent en position, la main sur leurs poignards.

- Vous avez rendez-vous ? Demanda celui qui semblait les guider.

- Je ne savais pas qu'il fallait un rendez-vous pour le rencontrer, ricana Nicolas sur un ton légèrement méprisant qui fit sursauter les brigands.

- Qui dois-je annoncer ?

- Le fils de Sisyphe.

On fronça les sourcils.

- On va devoir vous bander les yeux. Il va falloir faire confiance, monsieur le fils de je-ne-sais-pas-qui.

Confiance, à qui ? Mais Nicolas n'eut pas le temps de protester qu'il plongeait dans le noir total. Une nuit toute abandonnée sans joie l'entourait, dans une atmosphère sinistre percée simplement par le feulement sournois de quelques bêtes, le cri désorienté de quelques malheureux ou le bruit du vent bondissant sur les parois austères enfermant ces sinistres ruelles. Comme je l'ai dit, la nuit permet aux audacieux de ressentir ce frisson dangereux et cette atmosphère de mystère et de peur qui excite les âmes les plus solitaires. Et paradoxalement, c'était dans cette extrême position de faiblesse, encerclée par cinq hommes armés, les sens troublés par l'obscurité et l'esprit animé par la désagréable idée qu'il allait rencontrer l'un des chefs les plus terrifiants de la pègre parisienne, c'était ainsi, donc, que Nicolas pouvait pleinement mesurer sa puissance. Il savait que si son corps se trouvait prisonnier, son intelligence pouvait l'en sortir à n'importe quel moment.

- Il dit qu'c'est le fils de Sisyphe, cracha celui qui le tenait par le bras au moment où ils s'arrêtèrent.

Dans le noir, Nicolas pestait de ne pas pouvoir observer ce qui l'entourait. Il savait combien cela l'affaiblissait. Mais comme on le lâchait, il crut comprendre que les hommes qui l'avaient escorté s'en allaient, le laissant seul avec le Loup Blanc.

- Puis-je... Fit-il en esquissant un vague signe vers le bandeau.

- Non.

Le jeune homme pinça les lèvres sans rien dire. La voix entendue était ferme et grave, celle d'un fumeur.

- Le fils de Sisyphe, vous vous moquez de moi, hein ? Votre nom ?

- Ai-je l'air de me moquer ? Reprit calmement Nicolas, mal à l'aise debout et dans le noir. Je suis venu parler affaire.

- Ah oui ? Vraiment ? Je vous écoute.

- Je n'ai pas l'habitude de parler affaire avec quelqu'un que je ne peux pas même voir.

- Il y a une première à tout. Mais si vous parlez affaire, tenez. Vous avez le droit de vous asseoir.

Le malaise s'estompait tandis que l'intérêt croissait vivement. L'autre ne se rendait pas compte de ce qu'il suscitait chez le jeune baron.

- Quel genre d'affaire, monsieur le baron ?

Nicolas sourit. Le poisson mordait à l'hameçon.

- Je crois que vous le savez. N'est-ce pas pour cette raison que vous avez accepté de recevoir le fils de Sisyphe ?

- Je vois que jamais votre famille n'abandonne jamais.

- Jamais. On repousse le rocher. Encore et encore.

- C'est votre malédiction.

- Notre malédiction.

L'autre observa un silence qui fit sourire Nicolas. Il fallait avouer, même les yeux bandés il ne perdait pas son insolente assurance.

- Qu'est-ce que vous attendez de nous ?

- Vous ne me faites pas confiance, observa le jeune homme. Alors, je vais simplement vous demander de voler l'empereur.

Il l'avait dit simplement, comme il aurait demandé d'acheter du pain. Finalement tout comptait. Le ton n'était toujours qu'une mise en scène. Mais c'était peut-être cet air trop naïf et confiant qui irritait le plus l'homme qui lui faisait face. Toujours plongé dans le noir, derrière son bandeau, il ne pouvait pas mesurer l'agacement qui croissait chez le Loup Blanc. Et c'est pourquoi il fut surpris quand la colère éclata tout d'un coup, froide et tranquille, d'autant plus effrayante...

- Insolent. Vous êtes fier de votre coup, hein ? Vous ramenez le passé, sous un nom couvert de mystère qui vous fait paraître supérieur et vous rassure en même temps. Laissez moi rire, petit insolent. Voler l'empereur ?

Les doigts du jeune homme se crispèrent sur un pan de son manteau. Rester calme.

- J'ai peur de vous en avoir trop demandé. Si vous n'en êtes pas capable, je ferais sans. C'était un plaisir de vous avoir... Entendu.

- Je crois que vous n'avez pas bien saisi la situation. Vous venez de fourrer votre nez dans un milieu que vous ne connaissez pas avec des prétentions naïves et dangereuses. Nous avons un châtiment réservé à ce type d'insolence, monsieur le baron d'Elby.

Nicolas frémit et sursauta presque en entendant le cliquetis d'une sécurité de pistolet que l'on ôtait. Il ne prit pas le temps de réfléchir et sauta sur le côté dans une roulade qui fit glisser son bandeau, tandis que le coup partait dans le vide. Sans se retourner pour dévisager son agresseur, il agrippa une chaise comme maigre pare-balle avant de se jeter sur une porte de secours de l'immense hangar dans lequel ils se trouvaient quelques secondes auparavant. Il fallait maintenant se précipiter dans le dédale des rues parisiennes, chercher la survie. La chaise qu'il tenait toujours vint se fracasser contre le sol dans un vacarme qui étouffa le bruit de la porte qui claquait. Une nouvelle balle vint alors frapper son genou. Il hurla, tomba à terre. Et l'autre imbécile courait vers lui, toujours armé du pistolet.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant