Le temps de rassembler les preuves contre l'accusé, on ouvrait le procès. Nicolas s'était assis dans un coin sombre de la pièce, bien décidé à veiller à ses intérêts et à ceux de l'Empereur. Il avait payé grassement les juges pour que tout se passe comme il fallait. Bergelet le savait et ne comptait pas sur le pleutre d'avocat qu'on lui avait donné pour sa défense.
Et les rôles s'inversaient. Quinze ans auparavant, Nicolas était prisonnier, désemparé face à une justice contrôlée par son ennemi de toujours.
Assis au banc des accusés, le Loup Blanc épiait la salle qui l'entourait. Il voyait les amis d'hier dans les bras du fils de Sisyphe, les juges qu'il avait nombre de fois payés en sa faveur se retourner vers Nicolas d'Elby et sa fille, son propre sang, tenir la main d'un enfant qui portait le nom d'Elby. Il comprenait sa naïveté, incapable d'avoir su prévoir cette hécatombe de soutien si savamment orchestré dans son dos par son ennemi de toujours. Il mesurait soigneusement sa propre déchéance, d'un regard froid et détaché, qui ne se laissait pas toucher par ces considérations, mais qui cherchait les issues de secours, qui les calculait et déterminait leur probabilité de succès.
Il fit appeler son avocat, à quelques minutes de l'ouverture du procès. Il venait de se décider à parier à son tour, avançant une pièce qu'il n'aurait jamais pensée pouvoir jouer :
- Ménagez-moi une peine légère et confortable. Faites savoir aux marxistes, vos amis... Ne le niez pas, je ne suis que trop au courant de tout ce qui vous concerne et par ailleurs je veux vous aider... Faites-leur savoir que je suis prêt à financer leurs affaires.
- Mais vous êtes ruiné.
- J'ai encore un château et quelques biens immobiliers qui ont échappé au regard d'aigle de ce maudit fils de Sisyphe. Débrouillez-vous aussi pour que je puisse conserver cette canne.
Il montra la canne en bois qu'il n'avait pas quitté.
- Elle n'a guère de valeur, sinon sentimentale. Je me fais vieux et elle m'est bien utile. Le reste, je vous le laisse.
Nicolas était dans le balcon et observait tout d'en haut. Il nota l'apparté entre Bergelet et son avocat, ainsi que le coup d'œil insistant des deux hommes sur la canne. Il comprit qu'il lui serait compliqué de la récupérer. Il voulut intervenir une nouvelle fois près du juge pour lui demander cet objet, mais la séance commença.
- Es-tu sûre de vouloir rester, Ambre ? C'est long pour un enfant et...
- C'est mon père. Je veux voir ce qu'on lui fait.
Bien en évidence sur le balcon, Nicolas l'embrassa tendrement, jetant un regard en biais au père de son amante qui l'observait et descendit du balcon pour rejoindre les rangs de l'accusation. Il distingua son beau-père dans la salle lui jeter un regard noir et sourit. La moitié de la salle avait été spectateur de ce geste audacieux et l'on murmurait déjà scandale. S'afficher ainsi avec une maîtresse, quand on savait qui était cette maîtresse...
Il dissimulait de moins en moins son amour pour Ambre et cela commençait à faire scandale. Louise ne quittait plus la maison et passait son temps en prière. Ambre venait la voir tous les jours, pour discuter de foi et de religion avec elle, la poussant à prendre le voile, loin des concupiscences de sa mari qui continuait de la violer tous les soirs dans son lit. On savait depuis longtemps que Louise était stérile.
Mais le comte d'Aubissac était présent, malgré lui. Son esprit pris dans des dilemmes impossibles entre renier son amitié offerte si gentiment à Nicolas qui se révélait incontrôlable et odieux avec sa fille ou se venger d'une figure noire et puissante déchue de toute autorité et réduite à l'état de pantin entre les mains du fils de Sisyphe. Faisant abstraction de ses doutes, il s'était résolu à suivre le courant porteur, en vraie girouette.
Nicolas livra son témoignage à la barre des accusants, dissimulant ses propres erreurs et noircissant le trait. Mais durant tout son monologue, il n'avait d'yeux que pour la canne que serrait entre ses doigts le Loup Blanc. La canne de Nestor, songeait-il. Celui qui possédait un tel objet devait bien se rire des sentences que lui infligeaient des êtres qui seraient bientôt mort.
La séance fut houleuse. Non pas que les rangs des accusés et accusants s'étripaient l'un et l'autre, mais l'accusation se faisait virulente, pleine de témoignages larmoyants, tandis que Bergelet restait immobile et souriant.
Au premier intermède, le comte d'Aubissac se jeta sur le baron d'Elby pour lui demander des comptes. On voyait le pauvre homme en proie à de terribles tortures internes. Il n'en est qu'un que cela amusait, assis au banc des accusés, observateur comme toujours.
- Est-ce que vous vous moquez de moi, monsieur le baron d'Elby ? Vous croyez-vous donc intouchable ?
Nicolas ne répondit rien et sourit. Oui, il était intouchable, maintenant que son plus grand ennemi était aux mains de la justice, que sa fortune faisait pallire les bourgeois les plus fortunés, que ses relations les plus hauts placés n'avaient pas de supérieur.
- Vous avez ôté son empire à Monsieur Bergelet, mais vous ne lui avez pas encore ôté sa fortune, et plus que tout il révèle encore dans des caves secrètes que même votre amant ignore les artéfacts du Cercle des Archéologues. À être trop présomptueux, vous vous créez des ennemis.
- Êtes-vous mon ennemi, monsieur le comte d'Aubissac ?
- Pas encore, murmura l'homme en grinçant des dents. Mais cela pourrait bien changer.
Nicolas ricana. Il savait qu'il avait le vent pour lui et que rien ne pouvait le détruire, tant qu'il avait le vent pour lui.
En rentrant chez lui, il vit sa femme habillée tout en noire, toute silencieuse et triste. À quoi lui servait-elle maintenant qu'il était sur le point de mettre la main sur le Cercle des Archéologues ? Il s'approcha furieusement pour l'embrasser encore, mais elle le rejeta et lui lança un regard de défi.
- N'es-tu pas ma femme ? Gronda-t-il, furieux d'avoir été repoussé.
- Ambre m'a convaincue. Je prends le voile. Je voulais te le dire avant de m'en aller.
Un léger sourire... Nicolas était libre d'épouser Ambre et de l'installer dans son lit. Et on osait le menacer, retirer son soutien et son adoration, quand on devait être à ses pieds à l'aduler. Le baron se promit que sa prochaine victime serait le comte d'Aubissac.
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Le Fils de Sisyphe
Historical FictionGagnant Wattys 2021 1854. Nicolas d'Elby découvre un carnet dissimulé dans la roche de son château. Un trésor, des secrets de famille, des artéfacts antiques aux origines mythiques et une malédiction semblent être tout l'héritage du jeune homme. Et...