Chapitre 1 (partie 3)

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Paris explosait dans la poussière et les bruits. La première impression, pour celui qui venait de loin, était saisissante. La campagne mourait d'un seul coup, avalée par la banlieue en expansion. Une foule de fourmis s'affairait aux abords de Paris, perdue dans un nuage de fumée âcre et sale. Mais dès que l'on passait la porte de la ville, celle-ci semblait se scinder entre l'immense chantier d'une capitale en reconstruction, les quartiers déjà reconstruits aux pavillons privés des faubourgs Saint Antoine et Saint Honoré, et les masures en attente d'un sort futur où se tassaient les masses les plus miséreuses.

1854, les grands travaux du baron Haussmann rendaient Paris murmurant.

Ce soir-là, on jouait Musset. Paris avait décidé de se retrouver au théâtre et Nicolas ne comptait pas manquer ce rendez-vous.

Mais écouter... Non, il y avait bien plus intéressant à faire. Nicolas n'aimait pas les pièces de théâtre. Il détestait particulièrement Musset, trop sentimental. Il ferma les panneaux de sa loge et se servit un verre de vin. Sa main s'égara dans sa poche, à la recherche de la montre qui s'y trouvait. Le contact froid du fer parut le rassénérer quelque peu.

- Monsieur d'Elby ?

Il acquiesça. Voilà son invité.

- Monsieur d'Elby, je suis le vicomte d'Aubissac, le neveu de votre vieux voisin...

La voix se perdit dans un murmure indistinct aux oreilles du jeune homme. Il se fichait bien de l'identité de cet individu.

- Vous m'aviez dit, monsieur d'Elby, que vous vouliez parler affaire. Je ne sais pas pourquoi vous avez insisté pour que ce rendez-vous ait lieu ici, mais permettez-moi de vous présenter ma femme et ma fille : Louise.

Nicolas salua galamment tout en répondant silencieusement pour lui-même : "parce que votre fille est bien plus ravissante lorsqu'elle va au théâtre". Et il s'attarda un bref instant sur sa robe à crinoline, d'un vert profond et déroutant, qui dénudait ses frêles épaules et enserrait sa taille en lui donnant un air féérique.

- Bien, monsieur le vicomte, commença d'emblée le jeune homme en lui tendant un cigare. Ma requête vous arrange certainement car elle vous évite le procès d'héritage. Nous nous mettons d'accord ce soir. Je vous donne l'argent demain. Demain, vous signez les papiers et vous n'avez plus à vous encombrer de l'entreprise que dirigeait feu le comte d'Aubissac. Si d'autres prétendants à la succession s'interposent, vous traitez avec eux par voie d'argent, ce qui est tout de même cent fois plus simple, n'est-ce pas ?

Le vicomte l'observa longuement d'un air soucieux. Il n'avait jamais entendu parler de ce jeune homme, si ce n'est par son oncle qui le lui avait toujours dépeint comme un enfant solitaire qui attendait son jour pour se saisir de l'immense héritage qui lui revenait. Mais à peine Nicolas faisait-il son entrée à Paris qu'il ne se contentait plus de s'approprier son héritage : il volait celui des autres.

- Monsieur Nicolas d'Elby... Vous avez une curieuse manière de traiter les affaires. Vous posez comme un fait vos volontés, sans même vous enquérir avec délicatesse de l'avis de votre interlocuteur. Et si je refusais ?

Nicolas but une gorgée lentement, sans cesser de regarder le vicomte.

- Quelque chose me dit que je n'ai pas à refuser, maugréa ce dernier.

Et le jeune homme acquiesça.

- Je suis chanceux, alors, que vos plans concernant mon héritage me conviennent également, reprit le vicomte d'Aubissac sur un ton un peu sec. Vous semblez avoir de l'ambition, monsieur le baron. Je ne dis pas que ce soit une mauvaise chose. Mais vous devriez apprendre les règles de politesse.

"Bien sûr, sourit Nicolas, pour me fondre dans la masse infâme de ces petits bourgeois insignifiants."

- Cela dit, vous me paraissez être quelqu'un de très bien, de très propre...

"Très riche aussi, un beau parti" compléta le jeune homme en mastiquant son cigare.

- Je connais mal votre famille, monsieur d'Elby. Que faisaient vos parents ?

- Je n'en sais rien. Ils ont disparu il y a seize ans.

- Vingt ans ?

- J'avais deux ans.

Le vicomte comprit qu'il venait de commettre un impair et déglutit assez difficilement. Le regard que lui renvoyait Nicolas n'avait rien d'amène et lui provoqua quelques frissons de frayeur.

- Excusez-moi d'insister, monsieur le baron. Mais le nom me sonne étonnamment familier. Comme si je l'avais déjà entendu.

- Nous étions voisin, avec votre oncle.

- Oui, je sais. Mais c'est comme si je l'avais entendu ailleurs...

Mais il se tut brusquement et entra dans un mutisme un peu effrayé, comme s'il avait été sur le point de révéler un secret qu'il valait mieux enfouir bien profondément. Nicolas fit comme s'il n'avait rien entendu et acquiesça pour signifier que ça allait.

- Excusez encore ma maladresse. Je suis un peu troublé en ce moment. La mort de mon oncle, je pense. Tenez...

Il se tourna fiévreusement vers sa fille avant de regarder à nouveau le jeune homme :

- Aimez-vous Musset ? Louise apprécie beaucoup la littérature et goûte particulièrement Musset.

- Musset ? Questionna-t-il en se tournant vers ladite Louise.

Il n'était pas stupide. Il savait que son père cherchait à lui refourguer Louise. Alors il plaçait son premier pion : si Nicolas avait insisté pour se retrouver au théâtre, c'est qu'il devait aimer Musset. Mais le jeune homme le trouvait exécrable et n'aimait que les jolies filles. Louise était jolie.

- Vous lisez ? Vous allez au théâtre ?

- Les deux, monsieur, minauda-t-elle. On dit que j'en fais une lecture très exacte en société.

"Voilà. C'est ça qu'il me faut."

- Oh ! Vous fréquentez les salons ?

- Elle brille, vous savez, renchérit son père les yeux brillants. Elle brille en société par ses remarques fines et spirituelles.

- Oh, père... N'exagérons rien. Moi, je n'aime guère être au centre de la conversation. Je préfère... Autre chose.

- La musique ? Murmura doucement Nicolas.

- Le piano, compléta-t-elle rêveuse.

- J'aurais aimé vous entendre, sourit-il finement.

- Mais invitez-le ! Père, invitez-le demain, pour la soirée que vous organisez.

Et le père couvait les deux jeunes gens d'un œil tendre. Il ne s'inquiétait plus : sa fille possédait tant de qualités que ce parti parfait ne pourrait que lui tomber entre les pattes. L'affaire semblait bien engagée : un futur mariage pointait son nez.

Ce qu'il ignorait cependant, c'est que toute cette scène d'une banalité ridicule avait été savamment orchestrée par Nicolas. Et les conclusions qu'il en tirait le satisfaisaient pleinement. N'était-il pas en passe d'intégrer aisément les cercles aristocratiques les plus fermées de la capitale grâce à son homme le plus mondain ? Ne venait-il pas de considérablement accroître ses possibilités de richesse en rachetant l'une des entreprises au marché le plus prometteur ? Et qu'on n'aille pas l'embêter avec des histoires de mariage. Il ne voulait perdre sa liberté que sous le coup d'un suprême commandement de l'amour. Tomberait-il amoureux de cette idiote ?

Un premier pas dans la capitale, et déjà l'on s'effondrait à ses pieds. Cela inaugurait bien de la suite.

Alors, en rentrant chez lui, il saisit son carnet et nota : "Ai rempli la première étape du plan. Cette nuit, quitté ma chambre. Pas dormi."

Minuit avait sonné. Mais Nicolas saisit un trousseau de clé, rabattit un large pardessus sur sa chemise en lin et quitta la maison dans un silence mystérieux.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant