Chapitre 4 (partie 3)

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La mort, la Camarde, cette triste compagne et ennemi de sa famille, se tenait juste devant lui. Elle aggripait de ses doigts noueux le cœur affolé du jeune homme et paraissait prendre un malin plaisir à le tripoter. Nicolas se sentait fondre dans un engourdissement excécrable et maudissait, maudissait encore, les monstres qui lui faisaient subir ce martyre.

Mais à travers les limbes de la mort, il distinguait du mouvement. Une femme cria. Seule sa silhouette émergeait de l'amas confus de couleurs baignées par l'aube naissante. Des tâches noires, des fourmis agglutinées autour du corps rougeoyant, se pressaient contre lui et criaient, gesticulaient...

La mort, peut-être était-ce la mort, tout en rouge et noire, le prit dans ses bras frêles et longs, le serra contre sa poitrine et le reposa sur un lit blanc. La mort lui murmurait des phrases inaudibles, de cette même voix féminine qui avait crié. Parfois des bribes de sens jaillissaient : "c'est la fin." "Le fils de Sisyphe est trop important pour être sacrifié." "Reste avec nous... Reste avec moi." Et le mot jaillissait dans un murmure langoureux qui berçait Nicolas en l'entraînant doucement dans les vapes bienheureuses d'un sommeil éternel.

Au réveil, le jeune homme comprit qu'on venait de lui sauver la vie. Mais la crainte de mourir et de laisser s'éteindre sa famille avait été si présente qu'il en conçut une angoisse terrible. Et pourquoi vivait-il encore ? Qui l'avait sauvé ? Depuis trop longtemps, il errait à l'aveugle en se cognant la tête à des plafonds pourris, dégringolant lourdement les escaliers qu'il s'efforçait en vain de gravir...

- Monsieur le baron...

Nicolas releva la tête pour considérer attentivement le docteur.

- Votre vie n'est plus en danger. Vous allez vous en tirer.

- Vous voulez que je me repose ?

- C'est la moindre des choses.

Il observa un bref silence avant de reprendre :

- Écoutez, je ne sais pas ce que vous faites la nuit, et je ne veux pas le savoir. Mais mon rôle est de vous prévenir : vous venez de vous retrouver au bord de la mort. Il faut que vous cessiez de vous mettre en danger !

- Quoi...

- Écoutez. Je viens de retirer la balle qui s'était logée dans une de vos côtes, j'ai pansé et recousu la plaie. Cela reste fragile, mais si vous prenez un peu de repos, vous êtes sauf. Je fais du bon boulot, vous savez. On me reconnaît parfois comme le meilleur médecin de Paris. Et les soins qu'on a apporté à votre genou étaient catastrophiques. J'ai arrangé les choses de sorte que vous devriez vous remettre plus facilement.

Un silence à nouveau, comme s'il hésitait à réprimander le jeune baron.

- Cessez vos activités nocturnes. Avant-hier soir votre genou, hier soir votre côte. Et demain ? Si vous n'êtes pas plus raisonnable...

- Qui m'a ramené ici ?

- Qui ? Elle est juste derrière la porte. Je la laisse entrer ?

Nicolas en avait assez de l'entendre baragouiner. Il ne prit même pas la peine de répondre et fit un simple signe de tête. La personne qui l'avait aidée... Une potentielle alliée. Mais Nicolas savait déjà qui était la seule femme à pouvoir prêter ainsi assistance à un homme à six heures du matin.

Et la porte s'ouvrit sur Ambre Bergelet, sublime dans une large crinoline en satin noir dentelé.

- Monsieur le baron, vous avez le goût du risque, fit-elle observer. Il faudrait calmer vos ardeurs.

- Madame, savez-vous qui a tenté de me tuer ?

- De vous tuer ? Oh ! Comment vous y allez, minauda-t-elle.

- Ambre, lâche-t-il d'un ton sec, nous savons tous les deux que vous n'aimez pas vous embarrasser de minauderies. Cessez ce numéro ridicule et venez-en au fait : vous étiez aux portes de mon hôtel, à six heures du matin, alors même que je ne vous ai jamais donné mon adresse. Monsieur le docteur, vous pouvez partir. Ambre, vous ne partirez pas avant de m'avoir donné votre réponse.

- Vous pourriez éviter ce ton sec et cassant, rétorqua-t-elle vivement.

- J'ai failli mourir. Excusez-moi de m'inquiéter de ma survie.

Elle soupira :

- Nous avons commencé sur de mauvaises bases... Quittez ce ton...

- Je me fiche de commencer sur de bonnes bases, la coupa-t-il. Je veux une réponse.

- Je suis une alliée. Je vais vous aider à combattre le loup blanc.

À ce nom, Nicolas frémit.

- Vous saviez qui j'étais ?

- Le fils de Sisyphe ? Bien évidemment. Raconter l'histoire à votre place (ne me faites pas croire que vous ne la connaissiez pas) était une façon comme une autre de me présenter à vous. Je viens en alliée. Et je vous l'ai prouvé en sauvant votre vie ce matin.

- Pourquoi ?

Toujours ce "pourquoi" qui revenait chez Nicolas.

- Pour la même raison que vos parents. Pour combattre le loup blanc.

- Mais qui est-il, ce loup blanc ?

La jeune femme ouvrit de grands yeux ronds et lâcha :

- Vous combattez un ennemi que vous ne connaissez même pas ?

- Je ne combats pas un ennemi, rectifia le jeune homme. Je tente de survivre en éradiquant pour ce faire celui qui met ma vie en danger. Je n'ai rien, sinon l'espoir que ma position s'améliorera avec le temps.

- Je vais vous laisser vous reposer. Étant donné votre état, je reporte notre rendez-vous à demain après-midi. Mais n'ayez crainte : je me suis déjà assurée que l'on ne vous attaque plus. Dormez tranquille.

Lorsqu'elle quitta la pièce, Nicolas resta un instant les yeux rêveurs. Il ne se voyait pas tomber dans un piège bien plus terrible que celui qu'on lui avait tendu ce matin. Il ne de voyait pas tomber amoureux. Il baissait sa garde et songeait doucement au visage de feu de la belle Ambre, à ce qu'elle renvoyait... Simple image bouleversante qu'il voulait toujours garder au coin du cœur. Belle alliée... Il en avait le sourire au lèvre. Le malheureux ! Il tombait droit en prison. Prison de cœur. Pour un peu d'amour, poison d'amour, poison de rêve.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant