C'était Gustave Bertin qu'il voulait voir, rendez-vous que son avocat avait soigneusement organisé. Dans le parloir, le contremaître eut un air surpris en voyant arriver le patron qu'il n'avait pas vu depuis quatre ans. Il avait même pensé un moment que la mort l'avait finalement cueilli.
- Non, je ne suis pas mort. Pas encore, dit Nicolas. Mais j'ai bien la gueule d'un mort-vivant.
- Qu'est-ce que vous voulez ?
- C'est toi qui m'a trahi, non ? C'est assez triste, mais je vais être obligé de te faire confiance. Il y a dans un tiroir secret de mon bureau une lettre qui te donne la gestion de mon entreprise et le droit de jouir d'un quart de mes richesses, en mon absence. Je vais disparaître. Tu vas organiser mon évasion de la prison et me faire disparaitre. De là, j'irais récolter des preuves contre le Loup Blanc. Tu m'as trahi une fois. Je ne suis pas assuré que tu ais cessé de travailler avec les Bergelet, donc je te mets en garde tout de suite : s'il m'arrive malheur, l'entièreté de ma fortune passera aux mains d'association de charité et tu ne toucheras rien. À l'inverse, si je reste en vie, je saurais te récompenser. Compris ?
Gustave soupira et se laissa tomber sur une chaise, avec un air dépité. Il prit le temps d'observer le jeune homme, en s'attardant sur son œil au beurre noir, avant de répondre :
- Ou bien tu radotes, ou bien tu deviens réellement fou, ou bien tu es vraiment désespéré.
- On vient d'essayer de me tuer ! S'écria Nicolas en tapant du poing sur la table.
- Encore ? C'est tout le problème avec toi. On ne sait jamais quand tu disparaitras, mais au vu des efforts qui sont faits pour que tu disparaisse il devient dangereux de prendre parti pour toi. Et tu veux que je te dise ? Tu es déjà venu me faire cette même proposition, il y a quatre ans. Mais tu ne te rappelles même pas, parce que la prison t'a bouffé le cerveau, que tu es trop suffisant pour penser qu'on puisse t'abandonner dans ce trou à rat, ou trop confiant dans tes ruses pour convaincre les rats que tu cherches à attraper dans tes filets. Et je te répondrais ce que je t'ai répondu, il y a quatre ans : non, je ne t'aiderais plus.
Nicolas glissa sur une chaise et plongea sa tête entre ses mains. Il ne savait pas que quatre ans avaient passé depuis que les portes de la prison s'étaient refermées sur lui. Il ne se souvenait plus de cette discussion que Gustave disait avoir eu avec lui. Et il se sentait au pied du mur. "Le temps mange la vie et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur"...
- Gustave, tu oublies quelque chose. Depuis que je suis né, on a essayé de me tuer près d'une centaine de fois. Mais la Mort ne veut pas de moi. On continuera d'essayer de me tuer, mais c'est moi qui vous enterrerais tous et alors, il vaudra mieux être de mon côté.
Il avait parlé calmement, sachant bien que c'était le ton qu'il fallait employer pour redonner confiance aux plus suspicieux. Mais il cachait ses craintes : tout ce qu'il pouvait dire ne changeait rien, il était au pied du mur et son air de fantôme était là pour le lui rappeler tristement. "Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur...". Il ferma les yeux, attendant que sa bonne étoile vienne une fois de plus le sauver.
- Nicolas, reprit Gustave, un peu attristé de le voir dans cet état. Je peux t'aider si tu m'aides. Tu te souviens de cette vente dont je t'ai parlé...
- L'assassinat de l'empereur, murmura Nicolas les yeux brillants en reprenant espoir.
- Mes compagnons de vente m'aideront à te faire sortir de prison. Ils te trouveront une planque et t'expliqueront ce qu'ils veulent que tu fasses. C'est ma condition.
Nicolas acquiesça, soulagé. Ce qu'on lui demandait de faire importait peu, tant qu'il quittait ce lieu où la Mort rôdait d'un peu trop près.
On vint le chercher pour le ramener en cellule, mais il se retourna juste avant la porte pour dire à Gustave :
- Une fois dehors, je te dirais dans quel tiroir est caché le papier qui te concerne.
Une fois dans sa cellule, il s'endormit. Le visage de ses rêves et cauchemars revint, comme une promesse. Il lui disait qu'une fois dehors, ils pourraient se revoir, non pas pour s'aimer car ils se détestaient trop pour cela, mais pour se mesurer l'un à l'autre et Nicolas voulait montrer à Ambre qu'il pouvait être le plus intelligent des deux. Par pur orgueil.
Il repensa à ce que lui avait dit Gustave. Quatre ans. Et il n'avait pas vu le temps filer. Le problème était qu'il était seul au monde, sans réel soutien. Tous souhaitaient le voir disparaître ou mort parce que jamais il ne s'était créé d'alliés solides. Mais il voulait lui-aussi contrôler un réseau serré de fidélités et d'amitiés. Surtout d'amitié.
La Solitude dévoilait peu à peu son visage de sorcière. Comme la Mort, elle venait le narguer et presser contre son coeur les affres du désespoir. Il comprit peu à peu que sous l'Enfer, il y avait encore la Solitude et qu'il lui fallait se débarrasser de cette mauvaise compagne s'il ne voulait finir au bout d'une corde, écœuré de solitude et ouvert à la Mort.
Les prisonniers sortaient une fois par jour, dans la petite cour cernée par de hauts murs que surveillaient une poignée de gardes armés. Les repas étaient pris dans une grande salle, sans couteau, sans ouverture, avec une simple fenêtre. Mais Nicolas reçut un jour un message qui lui disait d'attendre une semaine. Un des gardes avait accepté de laisser la cellule ouverte pour qu'il puisse s'enfuir. On lui donnait l'heure, on lui donnait le jour, on lui indiquait le chemin qui devait le conduire vers la liberté.
Nicolas relut attentivement le papier avant de le manger pour le faire disparaitre. La veille, il discuta longuement avec Léonard pour lui expliquer son plan de sortie et lui demander son aide. Le soir venu, ils passèrent à l'action.
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Le Fils de Sisyphe
Historical FictionGagnant Wattys 2021 1854. Nicolas d'Elby découvre un carnet dissimulé dans la roche de son château. Un trésor, des secrets de famille, des artéfacts antiques aux origines mythiques et une malédiction semblent être tout l'héritage du jeune homme. Et...