Chapitre 17(partie 2)

32 7 0
                                    

Le froid, la faim et la crasse renvoyaient le baron à ses nuits de misère passées au fond d'une geôle. La situation n'était guère différente, sous une apparence de liberté. Paris immense enfermait en ses murs une foule misérable de prisonniers, gémissant, grondant et dansant dans un même mouvement, comme un ballet bien réglé. Paris immense pliait sous l'autorité nouvelle d'un comité républicain. Et dans l'ombre, le Loup Blanc avait refait son apparition. L'air était devenu empoisonné pour Nicolas. Et les boulets de canon sifflaient parfois au-dessus de la ville.

Dans le froid, dans la faim, dans la crasse, le baron tint encore quelques mois. Il se dit qu'il en avait assez de vivre toujours de façon précaire, que sa jeunesse fougueuse avait disparu depuis longtemps et qu'il était temps maintenant d'arrêter de fuir.

Il prit la fuite dès que les portes de Paris furent ouvertes à la reddition. Il prit la fuite, et offrit à Sanjivani son voyage jusqu'aux Indes. Il laisse à ses sbires des indications précises concernant le trafic d'opium. Paris ne fut plus abreuvée de poisons orientaux. Et ceux qui traitaient de la défaite n'avaient plus les confins obscurs où se cacher et rêver. Paris immense tombait dans la tristesse et Nicolas s'était réfugié en son château de Sologne.

Le baron de la drogue n'avait plus qu'une carte à jouer. Il serrait entre ses doigts le gant de Midas retrouvé par Ambre et vint l'enterrer dans un petit vallon de ses propriétés. Puis, il attendit.

Combien de vies avait-il vécu depuis sa naissance ? Petit paysan sans nom, bandit en fuite, prisonnier, industriel surpuissant, proche de l'Empereur, opposant politique, amoureux, père... Et jamais il n'avait été heureux. Pourquoi ne pas rêver d'une vie retirée et paisible, caché dans ses propriétés, passant ses journées à cheval, en redingote vieillie, un cigare à la main ou en méditation profonde devant ses diamants ? Pourquoi ne pas rêver d'une famille ?

Mais quand bien même le Loup Blanc le laisserait retrouver sa famille et jouir d'un bonheur si peu mérité, Nicolas ne serait pas heureux. Et l'ivresse du pouvoir, les frissons du dangers, la joie de l'orgueil méprisant manqueraient inévitablement à son bonheur. Qu'importe s'il y mourait, le baron d'Elby ne voulait pas vivre sans avoir écraser, réduit à néant et volé son ennemi de toujours.

Nicolas vieillissait. Il voyait la mort approcher... Dans trente ans, quarante ans peut-être... Peut-être plus. Mais la jeunesse était morte avec ce qu'elle portait de défi à la mort. La mort finirait sur les Sisyphe et pour l'empêcher d'être victorieuse le fils de Sisyphe ne connaissait qu'un moyen.

Il fallait faire venir Bergelet sur les terres ancestrales de la famille d'Elby. Il fallait le contraindre à cracher toutes ses richesses jusqu'au sang. Viendrait-il ? Il ignorait encore, Bergelet, que son ami tendait sa toile prêt à l'étriper.

"Cher monsieur Guérembert,
On me dit que vous avez quitté Paris en raison des récents événements. Vous continuez néanmoins votre trafic depuis votre logis en Sologne. Puis-je venir jusque chez vous pour y traiter affaires ? J'étais l'un de vos plus grands consommateurs d'opium et je suis votre tout dévoué,
Monsieur Bergelet."

Nicolas relisait la missive attentivement. Bergelet viendrait à lui sans savoir que l'obscur baron de la drogue parisien n'était pas un inconnu. Seul lui et Ambre... Il s'était assuré que son ennemi vienne presque seul. Alors, il serait prêt et pourrait dégainer son dard.

Il est temps de fermer les huis, de saisir les forces de ses ancêtres. Quand nous rouvrirons les portes, tous les ennemis du fils de Sisyphe seront sous terre et le vent soufflera de nouveau favorable pour ce monstre de la Providence.

Nicolas chassa de chez lui tous ses hommes. Il voulait, par une ultime bravade à la mort qui pouvait l'emporter, défier encore la Camarde. Il presserait son ennemi avec fureur, pour en extraire tout le venin du savoir. Il ferait tout pour connaître le crime commis par son ancêtre Alphonse pour que les Loup Blanc, l'un après l'autre, s'acharne contre les Sisyphe.

"Cher Loup Blanc... Oh non, pas cher ! Détestable, exécrable, méprisable !" Un Empire était né et un Empire était tombé depuis que Nicolas avait lu ces quelques lignes. Le Loup Blanc avait soulevé le masque et montré ses faiblesses d'homme et de père, et montré ses sournoiseries de chef de file d'un réseau gigantesque qui ne s'effritait pas, comme un hydre de Lerne qui repoussait chaque fois que le fils de Sisyphe s'efforçait de le mettre à bas.

Dans les rayons de sa bibliothèque, le baron errait. Il cherchait les secrets de l'histoire, à l'origine de la malédiction dont était touchée sa famille. Les vieux ouvrages dormaient silencieusement, dissimulaient leurs secrets. Que s'était-il passé en ces journées révolutionnaires ? Qui avait condamné Alphonse d'Elby ?

Il y avait ce carnet, coincé derrière une Encyclopédie, mémoire d'un parisien de 1793. Il avait dissimulé en quelques pages des souvenirs de cette époque brutale et sur la première page, Charles d'Elby, le père de Nicolas, avait annoté : "mon enquête m'a mené dans le grenier d'une chaumière vers ce carnet. Ces lignes semblent dessiner le destin terrible de mon grand-père, éclairer le sort de ma famille contre laquelle s'acharnent tant de gens."

Et des souvenirs du passant, il y avait cette tirade, glaçante, hurlée par un condamné à mort, lors du spectacle que représentait son exécution sous le couperet de la guillotine :

"Vous qui êtes dans la foule et qui avez précipité ma mort et celle de ma femme, sachez que la menace que je représente ne fait que commencer. Sisyphe... Sisyphe vous maudit ! Et le fils de Sisyphe viendra accomplir cette malédiction !" Elle faisait rire Nicolas, car elle le confiait dans les bras de la Providence : il n'y aura plus de fils de Sisyphe, car déjà Loup est d'un autre monde. Si le baron d'Elby n'accomplit pas la prophétie, et s'il ne le fait pas maintenant, qui le fera ? Il savait qu'il ne pouvait que réussir.

D'autres lignes suivaient, dissertant brièvement sur cet événement vécu par le passant : un homme juste devant lui, dans la foule, avait murmuré qu'il fallait retrouver l'avorton du défunt pour conjurer la malédiction. Et la chasse avait commencé.

Nicolas se souvint des mots laissés par son arrière-grand-père, ce premier Sisyphe par quoi tout avait commencé, dans un carnet dissimulé dans un trésor...

Tout ce que je peux te léguer, c'est cette chasse au trésor bien trop dangereuse pour toi mais qui fera de toi, si tu réussis, le maître incontestable de la capitale. Laisse l'ambition te dévorer un peu et surveille tes arrières. Montre toi digne d'être mon fils...

Mais déjà, Nicolas savait qu'il avait réussi bien mieux que ses ancêtres. L'ambition l'avait menée aux portes du pouvoir. La ruse avait chassé pour quelques temps le Loup Blanc en prison. Le trésor avait été retrouvé...

Et voilà qu'une voiture s'avançait dans l'allée du château. Un homme en descendit. Bergelet. Il était temps d'ouvrir l'acte final.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant