Chapitre 16 (partie 2)

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Il n'attendit pas le lendemain pour installer Ambre chez lui. Il lui laissa la garde robe de Louise, qu'elle n'avait jamais touché car il s'agissait là de robes offertes par Nicolas aux décolletés bien trop audacieux et aux crinolines trop épaisses. Ces robes allaient à ravir à Ambre.

Si Bergelet faisait la une des journaux avec son procès retentissant (il était rare qu'un grand bourgeois soit accusé de meurtre, de vol, de subversion politique, de trahison, et encourt même la peine de mort), Nicolas était bien campé en page deux, avec le scandale de ses affaires amoureuses. La conséquence de tout ceci était qu'il n'était plus le bienvenue dans les soirées mondaines et qu'on le fuyait comme la peste. Mais il avait toujours, et plus encore, les grâces de l'Empereur et de ses principaux ministres qui étaient ravis de le voir renflouer si bien les caisses de l'État.

Au réveil, Nicolas songea au regard creux et malade, armé d'un léger sourire, que lui avait envoyé Bergelet au milieu de la séance du procès. Plus que jamais, il gardait contenance. Mais il est des signes qui ne trompent pas.

Le lendemain de l'ouverture du procès, le baron d'Elby ne se rendit pas au palais de justice, mais s'engagea dans les ruelles profondes de la capitale, vers ce grand établissement rutilant qui portait le nom de Sanjivani, mais dont il tirait les ficelles.

Il n'avait pas dit à Ambre où il allait. Il portait un masque noir, un habit noir assez neutre, pour n'être pas reconnu. Et comme un habitué du lieu, il vint s'étendre sur l'une des couchettes bordée de coussins de soie. La vieille femme le reconnut aussitôt et vint se pencher sur lui pour lui offrir la pipe, la poudre, et les renseignements qu'il cherchait.

- Il venait tous les jours avant que le procès ne commence. Je me charge maintenant de lui porter sa dose quotidienne d'opium. Il sait qu'il ne peut arrêter sans sombrer dans la folie.

- Sanjivani, belle Sanjivani... N'as-tu pas des concurrents que tu voudrais évincer, contrôler, faire disparaitre ?

Elle glissa entre ses doigts gourds une liste de noms qu'il regarda à peine. Il souffla dans la pipe, ferma les yeux et crispa le poing sur le morceau de papier. Léonard se chargerait de les racheter ou de les tuer. Il ne pouvait y avoir qu'un seul baron de l'opium à Paris, et c'était lui.

- Et tu es devenue princesse grâce à moi, Sanjivani, murmura-t-il tandis qu'elle s'éloignait.

Nombreux étaient ceux qui se demandaient d'où lui venait ses soutiens, quand il trahissait tous ses amis d'affaire. Mais il s'était créé une foule d'adorateurs qui ne vivaient que pour lui. S'il était connu comme le Loup Blanc dans un Paris en pleine expansion, on ne pouvait pas ne pas prendre parti pour ou contre lui. Et les réseaux d'amitié se faisaient et se défaisaient. Un nouveau Loup Blanc contrôlait la pègre et maintenait l'ordre social.

Perdu dans ses paradis blancs, Nicolas repensait à ses rêves de jeune homme.

Paradis.

L'âme s'envolait haut, dans une euphorie délicieuse qui troublait tous ses sens.

Paradis artificiels.

Les heures filaient dans une apesanteur, loin des préoccupations ennemies, doucement grisées.

Poisons.

Ses rêves accomplis. De l'Empire économique construit patiemment sur les ruines de celui de son ennemi, aux rivières de diamants et de pierres précieuses, qu'il amassait avidement dans les caves de son château en Sologne.

Poisons de rêve.

Il savait que plus que jamais, il se trouvait au sommet de ses désirs et ambitions. Comme si plus rien ne pouvait l'atteindre et qu'il n'avait plus qu'à attendre patiemment, comme un chat attend le retour de la souris, que son ennemi trouve la mort. Et il serait alors, définitivement, le fils de Sisyphe. Celui qui avait défié la Mort et qui en était sorti plus fort.

Paradis artificiels. Poisons de rêve. L'opium glissait dans ses veines, confondant ses esprits au milieu des parfums capiteux d'Orient.

Le réveil fut plus difficile qu'à l'ordinaire et Nicolas se promit d'espacer ses rencontres avec le dieu Opium. Il ne devait avoir qu'un seul dieu, dont le nom était Sisyphe.

Épiant son réveil, comme un vieux serpent à demi endormi, Sanjivani vint le voir et lui demanda dans un murmure si elle pouvait s'en aller. C'était la première fois, depuis des années, qu'elle lui faisait cette requête et cela fit frémir Nicolas. Il avait encore besoin d'elle. Encore un peu.

- Bientôt, lui souffla-t-il. Je te ferais signe quand le bateau sera prêt à partir. Mais reste encore un peu, il y a tant à faire à Paris et tu es si puissante que tu pourrais regretter ton retour aux Indes.

1869 sonnait pour Nicolas comme une année triomphante. Mais l'heure tourne, tourne et les fils se font et se défont. Quinze ans l'avaient mené au sommet de la société napoléonienne, fortifié par un pouvoir qu'il fortifiait lui-même. L'Empereur était encore en bonne santé. L'Empire était florissant. Les troubles semblaient s'estomper. Qui pouvait prévoir la crise qui s'annonçait ?

Et le premier indice de ce futur bouleversement était à voir dans l'issue du procès. Tandis que Nicolas se laissait aller aux bras de Morphée et du dieu Opium, l'avocat républicain du Loup Blanc, motivé par la promesse d'un pacte des plus solides, faisait monts et merveilles au tribunal pour sortir son client du piège où il était tombé. La prison à vie fut décidée, contre la peine de mort. Le bagne de Cayenne fut rejeté, pour un établissement privilégié sous haute surveillance. Une amende fut décidée, contre l'extorsion de tous ses biens, incluant la canne de Nestor. Et par motion spéciale, le vieillard se voyait accordé le droit de conserver cette canne en bois, d'apparence si banale, et qu'il affectionnait tant aux dires de son avocat.

Nicolas, entendant cette avalanche de mauvaises nouvelles, entra dans une colère noire et fit trembler le juge qui avait cru bien faire. Il envoya des menaces, jusqu'au ministre de la justice pour qu'il revoie le jugement. Et si l'on tremblait sous les cris du baron, on n'osait répliquer, on n'osait revenir sur ses décisions. On pliait le dos et fuyait. Mais on n'avait pas à fuir longtemps car le 13 juillet 1870 faisait paraître la dépêche d'Ems et que le 18 juillet ouvrait la guerre entre la Prusse et la France.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant