Chapitre 3 (partie 1)

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Lorsque Nicolas se tenait bien droit, l'attelle immobilisant le genou du jeune homme était invisible. Un médecin avait retiré la balle qui s'y trouvait et enserré la jambe dans un carcan de bois. Mais un pantalon bien ajusté dissimulait le tout parfaitement.

Le jeune baron se trouvait face à la glace, dans la chambre de son petit hôtel particulier. Il scrutait soucieusement chaque détail de son apparence avec une attention qui pouvait s'apparenter à de la paranoïa. Mais il y avait peut-être un peu de cela : il s'était découvert depuis quelques temps une exigence esthétique maniaque. Il aimait le beau, il raffolait du beau. Tout ce qui lui paraissait laid l'irritait tout particulièrement. Alors cette blessure au genou qui le déformait affreusement avait le don de l'agacer furieusement.

- Monsieur, j'ai pensé à votre blessure... Peut-être qu'une canne pourrait vous être utile dans vos déplacements.

Nicolas frémit et redressa rapidement la tête. L'idée était belle.

- Nous avons des cannes, Charlotte ?

- Dans le grenier, nous en avons certaines qui appartenaient à votre arrière grand-père.

Parfait.

- Apportez-les moi.

Des cannes de l'Ancien Régime... Elles seraient démodées, mais c'était aussi une façon de se démarquer des autres. Et il était curieux de voir ces objets d'art.

Il y en avait trois. Deux d'entre elles étaient sobres, en fer forgé peint à la feuille d'or. Mais la troisième était faite d'un pommeau serti de rubis et de quelques diamants. Une petite trompette était gravée sur le dessus qui intrigua quelques temps le jeune homme avant qu'il ne s'en désintéresse.

- Charlotte, faites chercher un forgeron.

- Maintenant ?

- Qu'il soit là dans une demi heure.

La servante leva les yeux au ciel tant la demande lui paraissait irréalisable. Mais elle s'exécuta rapidement. Le jeune baron avait coutume de demander l'impossible et de s'énerver lorsque ses ordres n'avaient pas été obéi. On le haïssait secrètement.

Le forgeron eut cinq minutes de retard. Charlotte avait créé un scandale dans la forge pour le contraindre à venir et y était parvenu non sans fierté. Mais on ne change pas Nicolas : il lui lança un regard noir, furieux d'avoir attendu cinq minutes.

- Vous voyez cette canne, dit-il en s'adressant au forgeron. Je voudrais que vous insérez le même mécanisme que pour cette autre canne.

Il s'agissait d'un fleuret dont la paume correspondait à celle de la canne.

- Oui, acquiesça-t-il. Pour quand le voulez-vous ?

- Il est seize heures, c'est cela Charlotte ? Je vous donne trois heures.

Le forgeron fit la grimace. Il avait d'autres commandes tout aussi urgence pour d'autres fortunés aussi exigeants et capricieux que ce jeune homme. Il ne pouvait se permettre de les laisser de côté durant trois heures. Il fit non.

- Je ne vous ai pas posé de questions, observa Nicolas. Vous savez que je n'accepte pas que l'on me contredise.

Il lui restait trois heures avant le dîner chez le vicomte d'Aubissac. La journée n'avait guère été fructueuse entre le retour chaotique ce matin après sa rencontre avec Gustave, les visites du médecin et celles des patrons des entreprises qu'il avait rachetées. Il s'était brièvement attardé sur le cas de Gustave, de l'usine de Jouy en Josas. Il fallait élever un peu son salaire : il faisait un bon boulot.

Maintenant, il avait enfin le temps de se poser pour reprendre la seule affaire qui l'intéressait réellement. Il sortit son cahier et s'assit à sa table d'écriture, la jambe droite tendue raide.

"Blessure au genou : mauvaise affaire sur les bras. Mais quelques bonnes nouvelles : les affaires démarrent bien avec deux entreprises achetées et une troisième en cours d'acquisition. Si je deviens puissant sur le plan économique, Gaspard réfléchira peut-être à deux fois avant de s'attaquer à moi. J'ai des moyens de pression.

Mais surtout, je crois avoir déstabilisé un titan. Il règne en maître sur la pègre parisienne et je viens de créer une faille gigantesque dans son système. Mais faire attention : j'ai rompu un équilibre et on va m'en vouloir. On a tenté de me tuer. Ne pas être trop naïf et croire que l'on ne recommencera pas.

Quant à mon affaire, j'avance. Le loup blanc m'a reconnu et connait la signification du code "Sisyphe". Je crois qu'il aimerait se débarrasser de moi, comme il a dû vouloir se débarrasser de mes parents auparavant. Sa façon de parler et de garder son identité secrète me portent à croire qu'il appartient à la haute sphère parisienne. Quelles intrigues couvent sous ses façades d'aristocrates ?

Maintenant, après une journée à Paris, j'ai posé mes pions un peu partout. Ainsi, il ne peut pas me voir grimper les échelons de la société.

Homme secret... Qui sait ce que je veux ? Qui sait quels secrets j'enfouis sous mes sourires ? Ils ne savent pas ce que je veux. Et avant même qu'ils ne s'en doutent, je leur ferais payer l'enfance misérable qu'ils m'ont fait subir."

Il prit son temps pour écrire. Chaque paragraphe était entrecoupé de longues minutes de méditation où il replongeait dans ses souvenirs pour en ressortir tout tremblant. Écrire était sa façon à lui de garder une tête à peu près sereine, de démêler autant que possible les fils enchevêtrés de ses idées. Mais il connaissait sa faiblesse : ne passait-il pas trop de temps à ruminer un passé douloureux qui l'empêchait de se donner pleinement au présent ? Il prenait son passé et le transformait en une ambition féroce qui le faisait vivre hors du temps, entre un passé qui ne passait pas et un futur qui le dévorait dans une fièvre ambitieuse.

- Monsieur, l'interrompit Charlotte. Il est l'heure.

Nicolas sursauta. Déjà ? C'est qu'il avait dû une fois de plus se laisser aller à l'une de ses crises où son esprit s'absentait.

- Dix-neuf heures ? Le forgeron est-il revenu ?

- Oui, monsieur. Il a votre canne.

- Apportez-la moi.

- Le forgeron insiste pour vous parler, monsieur. Il dit que c'est important. Qu'il ne partira pas avant de vous avoir parler.

Le jeune homme fronça des sourcils avant d'accepter de le laisser entrer. Il fit signe à la servante de faire pivoter le fauteuil sur lequel il se trouvait afin qu'il puisse faire face au nouvel arrivant.

- Monsieur, excusez mon insistance, mais j'ai cru que cela vous intéressait de savoir...

Il ménagea un temps de suspens pour s'assurer de l'attention du jeune homme. Mais comme celui-ci ne bronchait pas, il reprit :

- De savoir ce que j'ai découvert en évidant la canne.

Il tenait une morceau de parchemin entre ses doigts. À la façon dont il le caressait, Nicolas comprit qu'il voulait éviter à tout prix de l'abîmer.

- Donnez-moi ce papier, ordonna-t-il.

Le forgeron le lui tendit, la main légèrement tremblante.

- Ce ne sont que des chiffres. J'ai peut-être exagéré l'importance de cette découverte. Mais dissimulé dans cette canne, on aurait dit un trésor.

- Un trésor, murmura Nicolas les yeux rêveurs. C'est exactement cela. Un trésor.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant