Chapitre 13 (partie 1)

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Nicolas relisait le télégramme de Sanjivani qui lui donnait le nom des nouveaux clients. Un léger sourire éclairait son visage tandis qu'il se disait qu'un à un les membres du cercle des Archéologues glissaient dans l'opium. Il n'avait fait que leur ouvrir discrètement la porte du Paradis pour qu'ils tombent en Enfer.

Un léger sourire, pas plus. Un an avait passé depuis qu'Ambre était partie. Il avait fait sa demande, dans la banlieue de Paris, sur les bords de Seine aux charmes idylliques. Louise avait rougi et sauté dans ses bras. Un an avait passé et le mariage avait lieu ce matin.

Pourtant, Nicolas avait décidé intérieurement que cela ne changerait rien. La maîtresse changeait. Mais les affaires continueraient de dévorer toutes ses forces. Il ignorerait Louise.

- Tu es prêt ? Demanda Léonard en passant la tête par la porte.

Sans famille, orphelin, Nicolas avait demandé au seul homme qui pouvait prétendre au titre d'ami de lui servir de témoin. Léonard était revenu pour l'occasion.

- Entre, je t'en prie, lui dit-il.

- Tu n'es même pas habillé !

- Je terminais mon courrier. Je n'en ai pas pour longtemps à m'habiller.

- Aujourd'hui, tu aurais pu ne pas travailler.

Nicolas fronça les sourcils, et répondit d'un ton grave en regardant droit dans les yeux son témoin :

- Aujourd'hui est un jour comme les autres. C'est bien de travail dont il est question. Une opération financière et informelle d'une très grande envergure, et à caractère personnel je te l'accorde, mais cela reste une opération financière.

- Tu pourrais au moins donner l'illusion d'être une personne très romantique le jour de ton mariage avec Louise. La pauvre, si elle savait comment tu parlais d'elle dans son dos !

- Elle le saura bien assez tôt.

Léonard prit un air réprobateur et Nicolas poursuivit :

- Ne t'inquiète pas. Je ne vais pas lui faire de mal. Je suis trop courtois pour cela. Mais elle aura tout simplement à supporter mon acharnement au travail, mon avidité toujours plus grande pour les richesses, la puissance et le sexe. Rien que ça. Si ça ne lui plaît pas, elle n'avait qu'à ne pas s'accrocher à moi.

- Tu lui en veux, n'est-ce pas ?

- C'est elle, en définitive, qui s'est acharné à vouloir ce mariage ! Elle m'a attendu huit ans ! Persuadée que je lui avais déclaré ma flamme dans ce salon où elle avait joué pour moi. Elle est trop romantique, trop idéaliste et trop folle. Mais se marier avec moi est une bonne idée finalement : elle apprendra à redescendre sur terre.

- Il faut descendre. La cérémonie va commencer.

- Un instant. Et le Loup Blanc ?

- Aucune trace en Angleterre. Je partais pour la Prusse quand tu m'as envoyé ce télégramme.

***

Louise descendit l'allée de l'église au bras de son père. Elle rejoignit Nicolas et il se retourna vers elle, pour admirer sa robe bouffant comme une meringue, ses manches arrondir ses épaules de façon militaire, prolongées de façon grotesque par une série de volants.

- Comment me trouves-tu ? Murmura-t-elle en retenant difficilement l'excitation dans son regard.

- Sublime, répondit-il en se détournant.

Mais jamais une journée ne passa si lentement que celle-ci ! Car le prêtre étirait chaque mot avec une lenteur qui se voulait cérémonieuse, qu'une foule en fête et heureuse l'accueillit à la sortie de l'église, bien peu désireuse de se presser à conclure les festivités, que son beau-père avait organisé un repas qui ne parut jamais prendre fin... Impie, asocial et égocentrique, Nicolas se sentait perdu au milieu de cette foule enrubannée célébrant avec joie son mariage.

Il avait passé l'anneau autour du doigt de Louise. Il en avait reçu un, également, qu'il ne cessait depuis de triturer nerveusement, comme s'il s'agissait d'une paire de menottes qui l'enfermait à nouveau. Il avait embrassé la mariée (oh, ça n'avait pas été la partie la plus déplaisante). Il avait signé l'acte de mariage. Il était marié.

- Monsieur le baron ?

Un ami du comte d'Aubissac, que Nicolas reconnut comme le ministre des Transports, interrompit ses pensées.

- Je tenais tout d'abord à vous féliciter pour votre mariage.

Le jeune homme lui fit signe de sauter ces banalités. Il en avait assez reçu aujourd'hui, jusqu'à en être écœuré.

- C'est assez délicat de vous parlez affaires alors que vous souhaiteriez sans doute mettre de côté votre travail le jour où vous vous mariez...

Les yeux de Nicolas brillèrent et son intérêt s'accrut soudainement.

- Mais j'ai rarement l'occasion de vous parlez en privé. Serait-ce possible, monsieur le baron ?

Il hésitait visiblement. Mais le jeune homme vit en cet homme son bienfaiteur qui le sauvait de cette masse de limaces. Il lui adressa un grand sourire et lui fit signe de le suivre à l'intérieur de la maison. Le coeur soudain léger, il se dit que la journée n'était peut-être pas perdue.

Le voyant dans son bureau, d'autres se risquèrent à frapper. Il n'eut même pas à mettre un pied dehors et la journée fila comme un rêve. Il ne vit pas la nuit arriver.

- Nicolas ! Que faites-vous dans ce bureau ?

Louise venait d'entrer et découvrait avec étonnement son mari en plein travail.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? Demanda-t-il.

- Nous ouvrons le bal. Vous auriez pu faire un effort, le jour de notre mariage.

Il esquissa une grimace. L'effort avait déjà été fourni à l'église et dans les premières minutes de la réception. Et s'il repartait au milieu de cette foule insignifiante, c'est qu'il devait refaire un effort.

- Je vous suis, indiqua-t-il.

Les premières notes lui parvinrent dès lors qu'il eût mis un pied hors du bureau. Il entendait Chopin... Le compositeur préféré de Louise, se rappelait-il. Il fallait danser la valse. Savait-il seulement danser la valse ? Il fouilla dans sa mémoire. Jamais dansée. Mais il l'avait souvent observée et il décida de tout miser sur ses capacités d'observateur.

Un cercle s'était fait dans la salle de bal et l'on s'écarta pour les laisser passer. Il enserra sa taille, prit sa main et écouta le rythme de la musique en tentant de reproduire les figures de la valse. Il parut y arriver car il n'entendit qu'un murmure approbateur parcourir la salle.

- Vous avez une curieuse manière de danser la valse, finit tout de même par lui dire Louise.

- C'est parce que je suis curieux moi-même.

Et l'on dansa, l'on but, l'on but à l'excès, l'on se drogua... Dans un coin de la maison, les délices de Sanjivani continuent d'agripper en leurs filets les plus hauts noms de la société française.

On laissa les amoureux se retirer dans leur chambre et Nicolas ferma la porte. Il revenait sur son terrain de chasse et se sentait de nouveau compétent.

- Pourquoi avoir fui aujourd'hui ? Lui dit Louise qui décidément ne se remettait pas du fait qu'il ait passé la journée à travailler.

Il ne répondit rien et s'approcha doucement pour venir à quelques centimètres d'elle. Il sentit que la respiration de Louise s'accélérait et il se résolut à la calmer en approchant encore son visage pour l'embrasser. Il la prit par la main et l'entraîna sur le lit avec une brutalité qui surprit Louise. Toute la nuit, sans rien dire, il s'empara de la jeune femme pour la faire sienne, avec la même fougue qu'il avait eu avec Ambre, sans même regarder les traits tout étonnés de Louise, ne songeant qu'à faire valoir ses droits de mari.

Quand l'aube parut et qu'ils s'endormirent enfin, son épouse s'étonna d'avoir le sentiment de s'être fait violée par son époux.

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