Chapitre 6 (partie 1)

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L'air moite renfermait toute la chaleur d'une cocotte minute sur le point d'exploser. La rue s'était transformée en sauna et on attendait, avec une impatience non dissimulée, que la vapeur étouffante s'éclate et se désintègre. Les passants scrutaient le ciel trop blanc, la lumière trop crue, l'horizon trop fade, dans l'espoir d'appercevoir les prémices de l'orage. L'orage se faisait attendre. Les esprits s'échauffaient.

Coincé dans sa petite boutique de livres, un vieux monsieur écoutait les feuilles s'envoler sèchement, brusquement, portées par quelques bourrasques en colère, avant de retomber dans un grincement inquiétant qui pouvait faire office de signe prémonitoire de l'orage. Le souffle du vent, balayant le sol trop sec, évoquait la respiration lourde et cassante de quelque vieillard exaspéré. Le vieux bibliothécaire tournait en rond dans sa boutique.

Le carillon aigu des clochettes de la porte d'entrée. Le vieux passa une main moite sur son front fiévreux et moite, laissa échapper un soupir. Les voilà.

- Il y a quelqu'un ?

C'était la voix d'une jeune femme. Elle. Le cœur du vieil homme s'affola, tandis qu'il s'appuyait sur le mur de son petit atelier. Encore une fois, il passa la main sur son front. Geste inutile, mais réflexe humain. La colère s'immisçait lentement par tous les pores de sa peau, plus tenace à mesure que la transpiration s'accentuait.

- Il y a quelqu'un ? Répéta la jeune femme.

- Il est pas là, votre gars, grogna le propriétaire de la boutique en faisant son apparition. 'Devrait pas tarder.

Ambre acquiesça et se tourna vers les rayonnages avec un petit air rêveur, passa un doigt sur les ouvrages poussiéreux, et moites. Se sentant observée, elle se retourna brusquement pour fusiller du regard le malheureux bibliothécaire.

- Pourquoi me regardez-vous comme cela ?

- Vous... Vous ressemblez à votre père.

Soudainement intéressée, elle s'approcha lentement, faisant rouler ses formes comme seuls savent le faire les félins. Dans la lumière jaune et obscure de ce petit atelier, le doux teint mordoré et les prunelles chaudes de la jeune femme, relevées par sa crinière sombre créèrent un instant l'illusion, comme un monstre qui jaillit de l'ombre et fait rouler ses griffes sur le parquet pour les affûter.

- Il vous salue, monsieur Collet, il vous salue.

Un léger sourire fit briller ses canines et luire ses pupilles dans le noir. Le bibliothécaire esquissa un sourire un peu gêné, un peu timide, se recula dans le fond de son échoppe, dans un regard un peu perdu.

- N'ayez crainte, vraiment. N'ayez crainte. Il vous salue et il vous remercie bien chaleureusement. Bien chaleureusement.

Un bruit sourd fit tressaillir le vieil homme. Ses yeux glissèrent vers la table où la jeune femme venait de poser un petit sac en soie fine brodée d'or. Collet eut une seconde d'hésitation, sentant l'affolement le gagner et le vertige le saisir, enfonçant ses ongles sur sa peau pour se faire mal et oublier, oublier toute retenue et vertue. Ambre croisa son regard et lui sourit, doucement, peut-être un peu fourbement. Elle-même ne savait pas. Ce sourire le décida et il se saisit avidement du sac pour le vider d'un coup sec sur la table. Des pierres précieuses glissèrent sourdement, renvoyant leurs lumières pour parer les murs crasseux de leurs splendeurs.

Nicolas pénétra dans la pièce. Les pierres disparurent dans un souffle, magie. Et on s'observa en silence.

- Vous êtes venu en avance, Ambre. Très bien. Commençons, voulez-vous... Monsieur Collet, ça me fait vraiment plaisir de vous revoir.

- Je croyais que vous étiez nouveau sur Paris, monsieur le baron, siffla la jeune femme. Vous connaissez déjà du monde.

Nicolas perçut une trace d'inquiétude dans sa voix, qui le surprit désagréablement. Était-elle réellement anxieuse de savoir qu'ils se connaissaient ?

- Mais nous nous connaissons, monsieur Collet et moi. Connaissances épistolaires. Sa grande érudition à propos des mythes antiques m'a souvent éclairé. Vous paraissez surprise, mademoiselle Bergelet.

- Y a-t-il longtemps que vous vous intéressez aux mythes antiques ?

Nicolas éluda la question et se tourna vers le vieil homme.

- Cette canne. Que représente la trompette ?

- Laissez-moi voir... Oh ! Ce n'est pas n'importe quel signe.

Nicolas attrapa le regard que le bibliothécaire lança à la jeune femme et sentit son cœur se serrer. Il était évident qu'il hésitait à révéler ne serait-ce qu'un pan du secret qui entourait le Loup Blanc, le père d'Ambre. Mais il fallait justement les forcer à la confession, tout en leur faisant croire qu'il ignorait encore tout de la réelle identité de son ennemi.

- Comment cela ? Reprit Ambre d'une voix ingénue qui redonna quelque confiance au bibliothécaire.

- La trompette de Clio. Vous voyez, elle s'inscrit dans le volumen, c'est...

- Le quoi ?

- Un papyrus.

- Et alors ?

Nicolas s'impatientait.

- Laissez-moi parler et asseyez-vous. Vous serez moins anxieux. Il fait... Il fait chaud. On s'excite plus vite, on s'énerve.

Nicolas fit trois pas jusqu'à la fenêtre et l'ouvrit en grand d'un sec, avant de lâcher méchamment :

- Là, c'est mieux ?

Mais son geste n'eut pas l'effet escompté. Au contraire, une formidable vague de chaleur s'engouffra subitement dans la pièce. Elle échauffa les nerfs à vif et fit pâlir la jeune femme. Son corset l'étouffait, sa robe faisait office de four et elle se sentait mal. Et tout cela, parce que cet imbécile...

- Vous êtes un idiot, vous le savez ! Vous croyez tout savoir, idiot ! Fermez ces fenêtres. Prenez cet éventail et faites moi un peu de vent... Quoi ? Ne me regardez pas avec ces yeux de mouche. Réparez ce que vous avez fait. De l'air...

Un peu sous le choc, abasourdi, Nicolas obéit. Et le silence revint, vite coupé.

- La trompette, c'est la renommée. Le volumen, c'est la trace écrite. Clio est la muse de l'histoire et l'on met par écrit ce que la renommée touche.

- Pourquoi le graver sur une canne ? Y a-t-il une signification particulière ?

- Pourquoi voulez-vous qu'il y en ait une ?

Nicolas s'assit et cessa d'agiter l'éventail pour observer ses deux interlocuteurs. Ils s'abandonnaient, dans ce petit cabinet de lecture. On perdait pied, étouffés par la chaleur, projetés dans l'histoire et ses mystères antiques. Mais Nicolas sourit. Et ce sourire était signe avant-coureur d'une tempête, Ambre Bergelet bourreau des coeurs et fine observatrice le savait mieux que quiconque. Ce sourire annonçait le pire et ce sourire la faisait fondre, perdre pied, rêver. Il était temps de rompre le rêve.

- Il y avait un papier dans cette canne lorsque j'ai voulu l'évider. Un papier et des chiffres. Traduite, l'une des séries de chiffres parlaient d'un objet étrange... Je ne me rappelle plus du nom... Mais je me souviens m'être dit que ce petit symbole sur la paume devait être un indice. Le nom était...

Il sourit encore. La jeune femme tout comme le vieux bibliothécaire savaient qu'il les faisait marcher pour se moquer d'eux tranquillement. Nicolas jouait comme un gamin, l'inconscient.

- Le gant de Midas. Avez-vous entendu parler du gant de Midas ?

Il jouait, Nicolas. Jamais il n'avait vu de séries de chiffres codant le nom de Midas. Mais son arrière-grand-père, dans le carnet découvert quelques semaines plus tôt, n'avait-il pas spécifié, avec insistance, qu'il ne fallait jamais parler de ce "gant de Midas" ? Et après tout, la canne lui appartenait. Pour Nicolas, le lien était assez clair. Il ne restait qu'à s'amuser en frôlant les interdits, rire même quand Ambre s'étouffait littéralement juste devant lui dans un regard noir qui ne présageait rien de bon. Le gant de Midas...

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant