Chapitre 2 (partie 2)

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- Monsieur, par ici.

- Peux pas bouger, grinça Nicolas sans savoir à qui il s'adressait.

Deux bras le soulevèrent et le glissèrent sur deux mètres pour le faire disparaitre dans une ruelle sombre. Là, on le chargea comme un sac sur le dos de quelque armoire à glace et l'on se mit à courir.

Nicolas était bien trop concentré sur la douleur pour penser à quoi que ce soit. Il grinçait des dents pour s'empêcher de crier et se récitait des prières pour s'éviter de tomber dans la folie. Il y eut bien quelques coups de fusils tirés de ci de là, suivis de clameurs effrayantes, qui le sortirent un bref instant de son état second. Mais les secousses violentes de la course le firent bientôt sombrer dans une sorte de demi état comateux où la douleur lui avait fait perdre toute sensibilité.

Bientôt, on n'entendit plus de balle... Dans le noir, le Loup Blanc avait dû les perdre de vue pour son plus grand agacement. L'avenir, du moins immédiat, de Nicolas semblait assuré.

La course se calma. Le jeune homme reprit un peu ses esprits et tenta vainement de comprendre où il était.

- Je crois que c'est bon, maintenant, reprit la voix qui l'avait interpellé. On est chez une amie. Elle va prendre soin de vous.

- Pourquoi ? Gémit Nicolas d'une voix rauque.

Mais de nouveau, il sombra dans une sorte de demi inconscience et ne put entendre la réponse.

***

Paradis...

Aux parfums vifs et envoûtants chamarrés de teintes éclatantes.

Paradis artificiel.

Où dansent les volutes arabesques d'une fumée doucereuse.

Poison...

Bercé dans une brume onirique...

Poison de rêve.

On entendait le scintillement délicat d'un grelot derrière le nuage de brume. Les clochettes du Paradis.

On dit que les souvenirs heureux pouvaient reprendre vie à la faveur de ces brumes oniriques. Mais Nicolas n'avait pas de souvenirs heureux. Le sentiment d'exubérance qui faisait tressaillir tout son être partait d'une projection irraisonnée dans le futur. L'âme du rêveur s'attendrissait mollement pour admettre comme une réalité incontestable ses ambitions les plus folles. Et les images se mettaient à tourner, comme un joyeux manège dans un ciel estival. Les titres ronflants glissaient dans l'oubli, tandis qu'un nom s'imposait tranquillement dans les journaux : celui du baron d'Elby. On venait le voir... Les dames en belles robes faisaient tourner leurs crinolines et s'inclinaient respectueusement, le regard brillant d'une passion mal dissimulée. Les cils papillotaient. Baise main. Les verres s'entrechoquaient et quelques gouttes de champagne glissaient sur le sol, tombaient dans un bruit mat en formant quelques arabesques étranges qui évoquaient les danses et les violons, et les plus grandes réceptions où il était reçu et acclamé.

Mais la mondanité est encore trop proche de l'enfer pour Nicolas. C'est le Paradis qu'il faut rêver, et rêver encore. Alors les cahiers apparaissent. Les hommes en costume aux mines de travailleur apparaissent. Les chiffres commencent à défiler et grimpent, grimpent encore, pour s'arrondir à des sommes folles qui font palpiter le cœur du jeune rêveur. Quelqu'un se penche, lui murmure à l'oreille : "Cette fois, il n'y a plus personne. Tu es le premier sur le marché." Premier industriel parisien, à la tête d'un empire et d'une fortune si considérable qu'elle autorise son possesseur à se montrer dédaigneux, hautain et méprisant...

Mais on n'est encore qu'au Purgatoire. Montons plus haut, montons au Paradis... Les objets mystérieux constellés de pierres précieuses aux doux noms enchanteurs de rubis, saphir, émeraude ou diamant... Et derrière toutes ces richesses, il y a ces visages plongés dans l'ombre et la brume, aux grimaces monstrueuses. On les a enfermés derrière les barreaux.

Nicolas murmure heureux :

- Paix, quiétude, beauté et paix.

Et le Paradis... Là, un sourire... Un sourire insaisissable, énigmatique et pur. Le sourire s'ouvre. Murmure un nom. Quel nom ?

- Monsieur !

Les brumes se déchirèrent en lambeaux opaques et furent bientôt remplacées par un puissant mal de crâne. Le sourire s'éteignait, Nicolas faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le maintenir encore présent. Mais il s'éteignait. À sa place, surgit un décor particulièrement exotique qui évoquait encore le rêve.

Au milieu des porcelaines et des indiennes se tenait une vieille femme toute ridée, toute recroquevillée contre un frêle bâton qui semblait soutenir à grand peine son poids déjà bien maigre. Sur sa peau brunie, un sari rouge avait été disposé avec un soin méticuleux et artistique. Quand elle vit qu'il était réveillé, elle sourit, plissa des yeux et s'en alla.

Nicolas voulut se lever, pour la suivre ou du moins voir où elle allait, mais son genou blessé se rappela à son bon souvenir et il esquissa une grimace. Immobilisé. La situation n'était guère plaisante : et s'il avait été enlevé par quelques dangereux arnachistes ? Il se trouvait dans une sorte de prison sans barreau.

Et ce mal de crâne lancinant... Et ces visions qu'il avait eues... Bon dieu ! Que lui avait-on fait subir ?

- Monsieur.

En se tordant le cou, il put enfin apercevoir l'ouvrier dans le coin qui l'observait avec attention.

- Excusez-moi pour la réception... J'ai voulu vous donner ce que j'avais de mieux en vous menant chez Sanjivani, mais je me doute bien que tout ceci ne soit rien en comparaison de vos palais...

- Vous pourriez m'aider à me redresser, s'il vous plaît.

L'opération lui arracha une nouvelle grimace de douleur, mais il se trouvait maintenant dans une position moins humiliante. Et il pouvait observer autours de lui.

Des décors orientaux, asiatiques même, bercés dans cette même brume un peu énigmatique qui occultait ses regards quelques temps auparavant. Un simple coup d'œil avait brusquement fait voyager le jeune homme de quelques centaines de milliers de kilomètres. Il en eut le vertige.

- Vous vous demandez où vous êtes, hein ! Reprit l'ouvrier en paraissant gagner en assurance. Sanjivani est une sorcière. Mais une sorcière très professionnelle qui utilise des poudres aux effets stupéfiants. Elle nous fait revivre nos bonheurs. On plonge au paradis. Paradis artificiel.

- Une poudre ? Tiqua le jeune homme. Appelle-la s'il te plaît.

L'ouvrier parut un brin contrarié, comme si cette demande ne faisait que regarder une requête des plus pressante qu'il avait à présenter. Mais Nicolas avait dit cela sur un ton si impérieux qu'il s'exécuta presque inconsciemment et sonna une petite clochette.

- On demande ? Prononça la vieille dame dans un Français bien peu compréhensible.

L'homme fit un geste simple, un brin résigné, vers Nicolas.

- Parlez moi de votre poudre, madame.

- Vous étiez agité cette nuit. Vous avez crié. Des noms surgissaient. Et des horreurs.

- Des noms ?

- Sisyphe, Sisyphe encore. Et des horreurs... Des meurtres, le sang coulait, il fallait tuer... Tuer plein de gens.

- Je sais.

- Vous avez crié. Vous vous tordiez dans votre sommeil, comme si quelque démon vous hantait. Un cauchemar bien violent, jeune homme, un cauchemar rendu fou par la fièvre qui vous animait. Il n'y avait qu'un remède à cela : le Paradis.

- Comment s'appelle votre Paradis ?

- Mon Paradis n'a pas de nom. Il n'a qu'un nom flottant qui varie d'une personne à une autre suivant ses rêves et ses amours. Il sait s'ajuster à vous pour vous procurer le bonheur le plus total.

Mais Nicolas se crispa et répéta :

- Le nom de votre poudre, quel est-il ? Répondez moi sans tarder ou je préviens la police que vous effectuez quelque trafic suspect.

Les yeux déjà bien sombres de la vieille se durcirent plus encore et elle cracha entre ses dents noires, comme un nom que l'on jette au diable :

- L'opium. Le Paradis s'appelle l'opium.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant