Chapitre 8 (partie 2)

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Sanjivani réveillait les dormeurs de cette nuit. Ils émergeaient doucement, comme on quitte un paradis avec regret, et laissaient un sourire à la vieille avant de s'en aller. Cette nuit de la Saint Sylvestre n'avait pas été synonyme de réjouissance pour ces âmes malades et avides d'absolu, mais l'obscurité nocturne les avait plongés dans les caresses des poisons asiatiques. Ils retrouvaient le soleil de cette nouvelle année 1858 avec quelque amertume.

La pièce étroite et sombre, tapissée d'indiennes, aux plafonds dorés d'où pendaient quelques lanternes, n'était connu que de quelques initiés. La vieille vivait simplement, attendant la mort loin de son pays, regardant passer les jours et les fumeurs d'opium.

Un jeune homme entra dans la boutique. Elle eut un air désolé pour lui. Sans le connaître, elle s'attristait de le voir lui aussi rejoindre les affres de l'addiction.

- Madame Sanjivani, vous ne vous souvenez pas de moi, mais nous nous sommes déjà rencontrés.

La vieille femme chercha dans ses souvenirs, en plissant des yeux d'un air circonspect, mais ne put se rappeler quoi que ce soit. Le jeune homme reprit :

- J'étais blessé alors, et vous m'avez soigné.

- L'opium ne soigne pas.

- Mais il me soignera, moi, des misères dans lesquelles je suis tombé.

- Que voulez-vous, jeune homme ?

- Vous étiez amoureuse d'un officier français, en Inde. Vous, la première, lui avez fait goûter l'opium et il est devenu fou amoureux de vous. Sorcière.

- Comment savez-vous cela ?

- Les jardins indiens et les soleils asiatiques promettaient des merveilles, tandis que la jungle étirait autour de vous ses promesses mystérieuses. Il vous promit la France, en grande dame et en reine. Il vous promit la France, et vous prîtes avec lui le chemin vers la France. Vous aviez l'opium pour le tenir entre vos doigts de sorcière. Vous croyiez alors que vous étiez toute puissante sur son coeur.

Il lui parlait fixement, sans détacher son regard de son visage ridé et jaunie. Elle le fixait également, sans même cligner des yeux, couvant quelques colères profondes. Elle siffla :

- Taisez-vous et sortez.

- Mais la France ne vit pas votre amant. Il mourut par l'opium, aux portes de son pays. Il s'était gavé de paradis jusqu'à partir en enfer.

Elle fit un pas pour se retrouver juste sous son nez. Elle dégageait une telle prestance qu'il fallait à Nicolas toute son audace pour continuer le récit :

- Et vous laissa seule sans le sou dans une ville étrangère, avec pour seul pouvoir la poudre qui avait emporté votre amant. La France vous déteste et vous rêvez d'Inde. Vous voudriez pouvoir lâcher votre dernier soupir sur la terre qui vous a vu naître. Mais vous voilà prisonnière de Paris.

- Que voulez-vous ? Dit-elle en reculant d'un pas.

- On change de ton, hein ? Vous avez compris que je vous offrais votre retour...

Il lui sourit, les yeux brillants, rêvant lui-même de ce pays lointain qu'il ne verrait sans doute jamais, mais qui le faisait rêver. On disait que les diamants s'y ramassaient à la pelle... Et Dieu sait s'il aimait les diamants. Elle lui sourit.

- Je peux mettre tout Paris à vos pieds, madame Sanjivani. Il faut juste que vous m'écoutiez. Vous deviendrez puissante et riche et rentrerez en Inde dans l'un de ces paquebots de luxe, en première classe, parée des diamants et parfums de votre pays.

Elle glissa silencieusement autour de lui comme un serpent guette sa proie, récupéra un châle posé sur une vieille chaise et le fit danser sur ses épaules frêles et tremblantes. Nicolas tournait son regard pour suivre chacun de ses mouvements, attendant l'instant où elle déciderait de briser le silence qui enveloppait la pièce.

- Vos paroles sont suaves et murmurent des promesses, mystérieux fils de Sisyphe.

Elle l'avait reconnu.

- Chaque matin me réveille dans un baiser menteur qui dit monts et merveilles. Les hommes avides de gloire et de richesses, pressés par le désir jamais inassouvi d'atteindre l'absolu, sont les premiers qui passent cette porte pour s'étendre sur les coussins de soie. Ils me tournent autour et parlent d'espérance, de chimère et de rêvasserie. Je ne les écoute pas, monsieur le fils de Sisyphe. Je les regarde s'endormir et ne me fait qu'une seule promesse : ne jamais rien rêver.

Nicolas vint s'asseoir sur une couchette bordée de coussins en soie dorée et se saisit d'une petite boîte en fer forgé, aux dessins et couleurs asiatiques, qu'il ouvrit, sentit et referma. Il se leva :

- Je ne vous demande rien pour l'instant, si ce n'est un peu d'opium pour faire rêvasser, espérer des chimères et mourir d'autres hommes. Quand je reviendrais, je vous offrirai un palace, avec de grandes salles couvertes d'indiennes, de dorures, de miroirs et de diamants. Vous accueillerez mes ennemis et vous les couverez tendrement, jusqu'à ce qu'ils se perdent dans les vapes duveteuses de l'opium. Vous aurez ce sourire mystérieux et cette grâce de serpent que vous m'avez offert à l'instant. Et vous serez puissante. En attendant, vous pouvez laisser les chimères, les espoirs et les rêvasseries enchanter votre coeur, chère Sanjivani.

- Vous parlez bien, jeune homme. Je suis bien obligée de le reconnaître et vous offre pour ces belles paroles, qu'elles soient mensongères ou non, la boîte d'opium que vous tenez dans votre main.

Le jeune homme sortit en faisant sauter la boîte dans sa main. Il quitta les petites ruelles du quartier de Montmartre pour descendre vers la Seine et s'arrêta un bref instant devant le palais de l'Elysée. Il observa les gardes en faction, les quelques employés se faufiler discrètement par l'entrée de service, et les fenêtres refléter l'activité intérieure de la résidence impériale. Mais il fit rapidement demi-tour pour se rendre au 18 de la rue de l'Élysée, où l'on faisait construire un petit hôtel particulier.

On était jour férié aujourd'hui et Nicolas savait qu'il n'aurait pas d'autres occasions avant le 14 janvier pour s'introduire dans le chantier. Les murs dessinaient déjà la future silhouette de cette demeure privilégiée. Il n'y avait plus qu'à espérer que le passage secret utilisé par Madame de Pompadour pour aller retrouver Louis XV en secret existait toujours.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant