Chapitre 14 (partie 3)

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C'était l'un de ces châteaux aux allures de forteresse dominant le lac Léman. Léonard pénétra dans la cour et analysa rapidement la structure de l'établissement, avec ses grosses tours protégées, ses fenêtres étroites et ses portes épaisses. Un repère de seigneur, paré à supporter un siège des plus féroces. Mais Léonard comptait bien s'emparer de l'édifice à lui tout seul, pour l'offrir généreusement à son maître conquérant.

Il se chargea d'un sac pour se faire passer pour un livreur et chercha l'entrée de la cuisine. On le laissa passer sans discuter. Une voiture stationnait dans la cour auprès de laquelle s'affairaient un grand nombre de valets déchargeant les malles.

"Le maître vient de rentrer dans son nid", se dit Léonard.

L'aigle venait acérer ses griffes en son logis, sur son promontoire montagneux suisse. Le bel animal se cramponnait à ses richesses et ses titres. Mais c'était Nicolas, le coucou qui venait voler sans façon le nid du noble oiseau. Le jeune homme ne s'était jamais embarrassé de manières.

Léonard se glissa dans une tour avec un imposant escalier en colimaçon, rempli d'ombres et de mystères. Un souffle frais traversait les plis de ses vêtements et provoquait chez lui des frissons, des frissons de peur. L'antre du démon. Il ne voulait pas finir avalé.

Son pistolet était dans sa poche, déjà chargé. Il le caressait de temps en temps, comme un ami fidèle qui lui murmurait de temps à autres son soutien. Parfois, à l'esprit, la pensée désagréable que son pistolet était un compagnon bien peu moral. Il suffisait alors de se rappeler le regard doux de Nicolas, un regard ensorcelant, une amitié grisante, des promesses enivrantes. Et la frontière entre le bien et le mal se faisait plus confuse. Existait-elle seulement ? Le bien, le mal... Des concepts forgés par ceux qui rejettent ce qu'ils ne connaissent pas et qu'ils appréhendent ? Que savent-ils de la mort ? Que sait l'homme de la mort ? Et que savent-ils de la nécessité du meurtre ? Sorte de mélange entre une pulsion suicidaire (un défi lancé à l'autorité, comme preuve de sa liberté suprême), un acte désespéré (l'impression de cul-de-sac, comme si le meurtre dénouait les nœuds gorgiens des situations malheureuses) et une mécanique inconsciente issue d'une obéissance aveugle admirative.

Léonard attendit la nuit, dans un recoin obscur de cette énorme bâtisse. Comme les voleurs, les meurtriers, ce bon père de famille qu'on avait un jour envoyé en prison pour tomber sous les griffes de Nicola se glissa dans la chambre du Loup Blanc. Il dormait comme un loir, d'un sommeil innocent qui couvait ses sournoiseries. Il suffisait de poser l'arme contre sa tempe pour que le contact glacé le réveille dans un sursaut.

Léonard baillonna sa proie, attacha ses mains et la fit descendre dans la cour dans un silence de mort. Tout se passait tranquillement, comme dans un rêve que ne troublaient que les deux grands yeux de Bergelet écarquillés jusqu'à l'absurde. Il aurait bien voulu se débattre, mais sa vie ne valait pas bien chère pour un sbire du fils de Sisyphe, et il le savait. Alors en silence, l'aigle laissa le coucou s'infiltrer dans son nid, dépouillé, soudainement impuissant. Tout simplement.

Le loup fut enfermé dans les tréfonds de la terre, dans une grotte obscure et lointaine où il fut oublié.

***

Tout simplement, de même, la pièce se compliquait à Paris. Nicolas avait attendu toute la nuit, une bouteille à la main, le retour de Gustave et de son fils. Il avait d'abord imaginé les mots qu'il lui dirait en le voyant... S'il allait bien, s'il n'avait pas trop été maltraité. "Tu n'auras plus à t'inquiéter de quoi que ce soit, tu es mon fils, le sang de mon sang." Louise était ensuite descendue le voir, tout étonnée de ne pas le voir la rejoindre dans leur lit. Il n'avait pas voulu lui communiquer ses inquiétudes et s'était enfermé dans un mutisme bien plus sombre. Car il comprenait, peu à peu, la trahison dont il avait été l'objet. Il comprenait qu'il ne reverrait pas de sitôt son fils.

Alors, quand l'aube pointit son nez, il se leva, prit sa cape, son chapeau et sa canne, sortit dans la rue chercher Gustave Bertin. Il ne s'embrassa pas d'une voiture et arriva chez son contremaître tout haletant, le regard hagard d'avoir un peu trop bu, les yeux luisants du désespoir de la trahison. Il surprit l'homme dans son lit et passa un couteau sur sa gorge :

- Mon fils !

Jamais... Jamais Gustave ne s'était attendu à une telle réaction de la part du fils de Sisyphe. Il avait pensé dormir, lui annoncer demain la terrible nouvelle de sa trahison et tisser autour du malheureux le piège de sa capture. Mais les choses ne tournaient pas comme il l'entendait et il décida, contre les ordres du Loup Blanc qui avait demandé d'attendre une semaine, d'accélérer le cours des événements.

Ce soir, Nicolas serait son prisonnier, au fin fond d'une cave, ligoté comme un malfrat, retrouvant le statut de fugitif qu'il avait toujours été. Il suffisait de retourner la faiblesse de l'ivrogne contre lui, de lui briser le bras, de la bâillonner, sans jamais regarder son regard éploré. Il le traîna sur le carreau, le jeta dans une voiture et l'emmena loin, loin, loin.

Nicolas était sien. Et le Loup Blanc pouvait donner l'ordre de le tuer enfin, pour mettre un terme à la race des Sisyphe, à cette ambition mauvaise et à cette vie chaotique qu'avait commencé le jeune homme.

Isolé, les mains liées, les yeux bandés, le coeur battant, bien trop conscient de sa chute, répétant indéfiniment "mon fils, mon fils", Nicolas croyait voir venir son dernier jour. Mais à l'autre bout de la France, enfermé dans une grotte et ignorant tout du triste sort de son plus terrible ennemi, le Loup Blanc n'était pas en situation de donner ses ordres.

Au soir de l'Exposition Universelle, les deux ennemis s'étaient faits prisonniers l'un et l'autre.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant