Chapitre 8 (partie 1)

48 13 0
                                    

De son nid d'aigle, Nicolas avait une vue plongeante sur l'avenue de l'opéra en construction. On détruisait les pâtés de maisons resserrés entre eux, penchés sur des rues étroites et sombres. Déjà, une grande perspective se dégageait.

1857 rendait l'âme et Paris était en fête. Les maisons hurlaient de bonheur, persuadées que la nouvelle année qui s'annonçait remplirait tous leurs voeux.

- C'est le moment de faire un vœux, murmura le jeune homme en se levant.

Il jeta un coup d'œil à la Lune, astre céleste et divin, et sourit.

- Puissent les dieux être favorables à mon succès.

Il ferma les yeux et ajouta, comme dans un jeu :

- Qu'Athéna, déesse de la guerre et de la ruse, aide le fils de Sisyphe à retrouver le chemin de son château.

Il était monté sur le toit pour réfléchir calmement, loin de l'agitation festive qui faisait trembler la capitale. L'échéance fixée par Bertin pour l'attentat contre l'empereur arrivait à son terme. Il restait deux semaines. Et Nicolas ne voulait pas se contenter de régler sa dette : il voulait poser un nouveau pion dans son jeu.

L'avenue de l'opéra était en construction, mais les ouvriers avaient quitté le chantier et l'avaient nettoyé pour les fêtes. La poussière des constructions ne devait pas venir salir le bas des dames en crinoline.

Dans deux semaines, l'empereur et sa famille se rendraient à l'opéra. C'était là qu'il fallait frapper.

Il ne lui fallut guère longtemps pour mettre au point son plan.

Mais il n'était pas seulement venu pour réfléchir et préféra rester sur le toit, sans prendre garde au froid. Deux semaines venaient tout juste de passer depuis sa libération, et il cherchait encore les grands espaces.

Léonard le rejoignit. Il passa un bras sur les épaules du jeune homme, en signe d'amitié.

- Tu n'es pas avec ta famille ? Lui demanda Nicolas.

- Mes enfants dorment. Ma femme ne comprend que j'ai du mal à fêter cette nouvelle année.

- Une année hors des barreaux. Tu devrais être heureux.

- Mais je ne peux m'empêcher de songer que dans deux semaines...

Nicolas le fit taire. Il était touché malgré lui par l'amitié que lui m'offrait Léonard, l'amitié simple que pouvait offrir un simple ouvrier à un jeune baron à la rue.

L'homme finit par se livrer, raconter comment on l'avait jeté en prison pour un vol qu'il n'avait pas commis, et comment on l'avait oublié durant quelques mois. Il dit qu'il ne retournerait pas à l'usine, que le salaire de misère qu'on lui payait faisait à peine vivre ses enfants, que sa femme avait dû travailler comme ouvrière pour l'aider, qu'elle s'était presque tuée à la tâche quand on l'avait mis en prison. Et Nicolas, pour la première fois, écoutait avec intérêt son histoire. Les récits de misère faisaient vibrer son coeur d'une émotion particulière depuis qu'il avait connu le froid et la faim dans les cachots parisiens.

- Nicolas, tu as l'air rêveur.

- Viens, on marche.

Ils firent quelques pas sur la tôle des toits haussmanniens, comme une découverte de ce nouveau Paris qui se créait sous leurs yeux. Nicolas montrait la multitude des toits qui s'enchevétraient, comme une mer noire s'étirant jusqu'à l'horizon. Mais ce n'était pas l'extraordinaire de ce paysage qui provoquait le trouble chez le jeune homme, c'était l'idée que l'homme qui se tenait à côté de lui était un homme foncièrement bon, comme il n'en avait jamais rencontré. C'était l'idée que ce type d'hommes existait.

Nicolas n'avait plus envie de vivre comme avant.

- Tu m'as dit que tu avais des ennemis puissants, lui dit Léonard. Qu'est-ce que tu comptes faire ? Tu pourrais te faire passer pour mort.

Le jeune homme lui jeta un regard un peu surpris, étonné de ce brin d'intelligence qui transparaissait dans sa voix. Mais il fit non :

- C'est ce qu'ils veulent. Si je suis mort, mon héritage, sans héritier, revient à l'État et est mis en vente sur le marché. Il y a dans mes propriétés un objet très spécial qui semble attirer la convoitises. Je veux qu'il reste en ma possession, et pour cela je dois rester en vie, aux yeux de tout le monde.

- Et en danger.

- J'ai toujours été en danger...

Il laissa sa phrase en suspension, un pied pendant dans le vide, avant de reprendre :

- C'est ce que je fais, là, sur les toits. Mais tu as raison sur un point, Léonard. Si je disparais, je leur mettrais une sérieuse épine dans le pied, car comment tuer un disparu ?

Une clameur résonna dans les rues et un feu d'artifice éclata près du palais de l'Elysée. Nicolas s'assit et serra un peu plus son manteau, contre le vent qui s'infiltrait sous les plis et venait glacer sa peau. Les deux hommes observèrent en silence le feu d'artifice, joyeuse explosion, toujours plus joyeuse que celle qu'ils prévoyaient pour l'empereur le 14 janvier prochain. C'était comme une idée qui ne les quittait jamais et les obsédait sans qu'ils ne l'admettent.

- Bonne année, Léonard.

- Bonne année. Nicolas.

En bas, les gens s'embrassaient. On se mettait à danser. Parfois, on chantait. Nicolas ne cessait de penser à l'attentat. Il se pencha vers son ancien camarade de prison et lui dit, d'une voix couverte par les exclamations de bonheur qui jaillissaient de la rue :

- J'aurais besoin de ton aide le 14 janvier, quand nous volerons l'empereur.

- Je croyais qu'il fallait le tuer.

- Le vol détournera l'attention et permettra à l'attentat d'avoir lieu.

Il garda quelques secondes de silence avant de poursuivre :

- Et il me faut voler l'empereur. Léonard, tu ne veux pas retourner à l'usine et tu es un homme bien. Mais je te promets qu'il y a une justice dans tout ce que je fais. Et si tu acceptes de m'aider, ta femme n'aura plus à travailler, tes enfants pourront manger tous les soirs à leur faim, aller à l'école, à l'université plus tard, s'ils le veulent, et toi tu pourras habiter dans l'un de ces nouveaux appartements qu'ils font construire un peu partout dans Paris.

- Pourquoi est-ce que tu te justifies ainsi ? Si tu prévoyais réellement de faire quelque chose de bien, tu n'insisterais pas autant. Je t'avais déjà dit que j'étais avec toi.

Intelligent, c'était bien pour cela que Nicolas insistait autant. Il n'avait pas envie de perdre cet ami avec qui il se sentait devenir un homme meilleur qu'il n'était. Et quand Léonard saurait quels étaient ses plans, il était évident qu'il hésiterait à le suivre.

Le Fils de Sisyphe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant