Chapitre 11 (partie 3)

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Dans la vallée se répandait le souffle saccadé des machines, comme un dragon qui renâcle et tape au sol pour marquer son mécontentement. Une fumée âcre s'étirait vers le ciel, issue des rejets industriels de carbone qui faisaient fonctionner les machines à tisser. En entrant dans l'usine de Jouy en Josas, Nicolas passa dans les allées pour s'assurer que tout fonctionnait bien et que les ateliers restaient propres. On pouvait voir cette dernière exigence comme un soucis saint-simonien de prêter attention aux ouvriers, mais il s'agissait surtout de traiter les tissus avec toute la qualité qu'ils exigeaient.

Le jeune homme s'arrêta un instant dans l'atelier du filage pour observer les dessins des toiles de Jouy, idylliques paysages aux mêmes teintes bleutés ou ocres qu'affectionnaient particulièrement les bourgeoises enrichies. Le style naïf, qui se voulait élégant, faisait fureur dans les rues de Paris, sans qu'il n'ait jamais compris pourquoi. Mais Nicolas s'arrêta sur un dessin plus exotique, évoquant les fastes indiens et chinois, moins gentil, plus envoûtant. 

- Vous me mettrez de côté ce tissus, de quoi faire une robe. 

Ambre parée de toile de Jouy et de ses diamants... Tout à lui.

L'usine filait à merveilles et il se désintéressa rapidement de la production pour monter dans son bureau. Il jetait un coup d'œil distrait en passant aux ouvriers qui s'arrêtaient pour le saluer et, il l'aurait juré, épier son allure noble, sa veste tissée d'or et sa canne sertie de pierres précieuses. Il fit signe de loin à Gustave Bertin qui réprimandait un fileur de le rejoindre dans son bureau. 

Il poussa la porte, s'assit, songea. Il n'avait jamais vraiment apprécié le contremaître... Son allure sale sans doute, peut-être simplement son regard. Mais ce dégoût s'était accentué après son séjour en prison. Nicolas ne pouvait s'empêcher de penser que Gustave l'avait vu maigre, sale, désespéré et s'était senti quelques temps supérieur à son propre patron. Aussi, chaque fois qu'il le revoyait, il y avait toujours ce léger sentiment, écœurant, de malaise. 

Bertin poussa la porte en ôtant son chapeau. 

- Je ne vous attendais pas, monsieur. J'espère que ma gestion de l'usine vous semble correcte.

- Très bien, Gustave.

Il attaqua d'emblée :

- Vous allez devoir quitter Paris, quitter la France en fait, car j'ai besoin de vous à l'étranger pour une affaire de la plus haute importance. 

Gustave parut contrarié, rétorqua que les ouvriers avaient besoin de lui, que l'usine ne pouvait se passer de contremaître. Mais le jeune homme l'interrompit d'un geste autoritaire : 

- L'Empereur me demande expressément de conclure cette affaire au plus vite. Vous allez me représenter en Angleterre et en Prusse pour déterminer à qui monsieur Bergelet veut vendre ses parts du réseau ferré français. Puis, vous attendrez que la vente ait eu lieu pour racheter non pas ces parts, mais les entreprises même de ceux qui les possèdent. Le but est qu'on ne puisse remonter la trace jusqu'à moi. Vous utiliserez un nom d'emprunt pour toutes ces transactions. Et pour moi, vous alternerez, intelligemment, avec les noms de cette liste.

Le sentiment de contrariété de Gustave ne fit qu'augmenter. Il voulut trouver une nouvelle excuse, mais Nicolas ajouta : 

- Vous serez payé le double de votre salaire actuel et sans doute récompenser par l'Empereur lui-même. Sans en avoir l'air, cette mission est essentielle pour la sécurité de l'Etat. Vous sauvez donc votre pays en travaillant pour moi. 

Il n'y avait plus qu'à s'incliner. Mais il restait un peu de curiosité : 

- Monsieur le baron, le Loup Blanc est toujours en liberté et vous aviez promis il y a trois ans de l'écraser. 

- Le bougre est plus solide qu'il n'y paraît. Mais je suis confiant. 

Il lui fit signe de sortir et sonna la petite clochette posée sur son bureau. Léonard et Gustave se croisèrent en sortant, se regardèrent avec méfiance, sans rien dire. Mais Nicolas se fichait bien des petites rivalités qui pouvaient exister entre ses employés. Jalousie et mépris se conjuguaient dans leur regard, l'un ayant les faveurs du maîtres et l'autre ses richesses. Mais Léonard et Nicolas ne se voyaient que très peu, car il était préférable qu'on ne sache pas que l'un travaillait pour l'autre. Aussi, cette rencontre avait un caractère extraordinaire.

Le jeune homme recula sa chaise, mit ses pieds sur son bureau et sortit un cigare : 

- Tu en veux un ? C'est une nouvelle collection que j'essaye... 

- Merci, ça va aller. J'ai entendu votre discussion : tu le fais monter en grade, as-tu besoin d'un nouveau contremaître ?

Nicolas l'observa attentivement sans rien dire, pendant quelques secondes. Il savait combien son ancien camarade de cellule aspirait à une situation stable, à quitter ce poste d'homme à tout faire qui lui permettait de nourrir sa famille tout en lui faisant craindre la police. Mais le jeune homme avait trop besoin de Léonard pour lui offrir ce poste. Il se promettait simplement, dans un coin de sa tête, de le remercier comme il se doit quand tout serait fini. 

- Non, pas toi. Toi aussi, tu vas partir à l'étranger...

- Moi ?

- Ambre m'a révélé quelque chose ce matin : elle m'a dit qu'il ne se cachait pas et qu'il vivait dans un palais. J'en ai conclus qu'il avait quitté la France. Je veux que tu partes explorer les châteaux en Angleterre, Prusse, Suisse, Italie, Belgique, Espagne. Je sais que c'est une longue entreprise qui t'attend, mais tu seras récompensé en conséquence. Je te le promets. En attendant, Léonard, qu'est-ce que tu m'apportes ?

- Justement, c'est toujours aussi compliqué de remonter sa trace. Tu avais tort de penser qu'il me prendrait à son service, il y a trois ans, alors qu'il était clair que tu étais le voleur.

Nicolas n'aimait pas qu'on lui rappelle ses erreurs. Son sourire aimable disparut brusquement pour une expression glaciale qui fit frémir son interlocuteur.

- Alors, reprit Léonard en détournant le regard, j'ai choisi une nouvelle piste : te souviens-tu de ce vieil aristocrate qu'il avait volé, juste avant de devenir le Loup Blanc ? Il s'agissait du comte de Bormes, qui avait un hôtel à Paris, vendu et vidé depuis longtemps, et un château en Provence. L'une de ses nièces y habite avec sa famille, mais j'ai tout misé au culot et expliqué que j'étais le président de l'association que dirigeait autrefois son oncle et que j'aurais aimé récupérer les documents qui nous appartenaient.

- Quelle association ?

- Oh, c'est une longue histoire, et je vais t'épargner tous les détails de mon enquête. Mais j'en étais venu à la conclusion, avant de partir pour la Provence, que Bergelet avait repris la présidence d'une association que dirigeait autrefois le comte de Bormes. Je n'ai pu récupérer que quelques vieux papiers, les doubles de rapports internes à l'association. Mais voici ce que j'en ai retiré : notre cher Loup Blanc se trouve à la tête du cercle des Archéologues. Le nom est clair : il s'agissait de rechercher, protéger, entretenir une série d'objets mystérieux, tous antiques et mythiques.

- C'est maigre. Mais tu as fait de ton mieux.

- Oh, je n'ai pas dit que j'avais fini, Nicolas. Il y a autre chose : j'ai les noms de ceux qui font partie de l'association. Bergelet est à la présidence. Mais le comte d'Aubissac en était le secrétaire, il y a près de vingt ans, et je ne suis pas sûr que les choses aient beaucoup changé depuis.

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