Chapitre 13 (partie 3)

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Rendez-vous à la porte de Saint Cloud. Minuit. Nicolas attendait seul dans le noir, serrant entre ses doigts nerveux le poignard qu'il venait d'affûter. Le comte d'Aubissac apparut au coin de la rue et, sans rien dire, lui banda les yeux.

Il le prit par la main et le fit monter dans une voiture. On s'éloignait de Paris.

L'antre du Cercle. Nicolas s'approchait du saint des saints et son cœur commençait à battre à rompre.

- Tu ne diras rien, Nicolas. Tu me laisseras parler.

Où allait-on ? La voiture roulait sur des chemins cahoteux, traversant les campagnes bourbeuses des alentours de Paris. Plongé dans le noir, le jeune homme commençait à se sentir perdu, balloté jusqu'à en avoir des hauts-le-cœur à chaque nid de poule. Il laissa ses inquiétudes de côté, préférant se concentrer sur des choses anodines. Sa femme qu'il avait laissé chez lui par exemple, qui l'avait regardé partir en ignorant les dangers qu'il courait. Il sourit, satisfait de cette juxtaposition de vies pleine d'aventures ou ennuyeuse à mourir. Il pouvait regarder Louise comme une imbécile en se disant "si elle savait...".

Le comte d'Aubissac ne disait rien, mais observait son gendre avec un mélange de curiosité et d'appréhension. Les yeux bandés, abandonné dans une voiture qu'il ne connaissait pas, cet empereur industriel parisien, ami de Napoléon III et ennemi intime du puissant Loup Blanc paraissait peu de chose. Peut-être sa jeunesse en faisait-elle un personnage naïf qui pouvait se laisser contrôler. Après tout, Nicolas avait jusqu'ici scrupuleusement obéi son beau-père en congédiant sa maîtresse et s'abstenant de tout comportement scandaleux.

- On est arrivé, indiqua le chauffeur.

Le comte aida Nicolas à descendre et lui retira le bandeau. C'était un petit manoir en pierre meulière, de façade extérieure toute simple, mais qui révélait en entrant un luxe oriental étonnant. Les trésors des archéologues. Nicolas, en retirant son manteau, observa le filet de lumière qui jaillissait sous la porte d'une pièce voisine en songeant que Bergelet était juste derrière et qu'il y avait près de dix ans qu'ils ne s'étaient pas vus. Dix ans que le Loup Blanc s'était exilé de France, quatre ans qu'Ambre s'en était allé. Était-elle présente ?

On le fit entrer. Au bout d'une grande table en bois, Bergelet s'était assis. Autour de lui, il y avait de nombreux visages que Nicolas connaissait pour être des membres influents des cercles fermés parisiens. Les adhérents du cercle des Archéologues.

- Nicolas d'Elby, le fils de Sisyphe...

Le jeune homme sourit et s'avança sans trop d'hésitation pour prendre la place qui lui était attribué, sans détourner une seule fois son regard de Bergelet.

- Inutile de faire les présentations, dit-il. Je vous connais tous pour affaires.

Une manière comme une autre de rappeler qu'il n'était pas n'importe qui et que traiter avec lui, c'était aussi s'assurer de gagner plein d'argent.

- Si moi je suis la Mort, Sisyphe, vous savez comment termine le mythe et que vous ne pouvez constamment me défier. Je gagnerais.

- Mais je ne suis pas Sisyphe, sourit Nicolas.

- Qu'est-ce que vous voulez ?

Le comte d'Aubissac s'avança pour prendre la parole, après un coup de tête entendu aux autres membres :

- Les règles ont toujours été fluctuantes dans ce cercle. Mais il y en a une, implicite, qui semble avoir toujours compté pour les membres. Celle de tout faire pour récupérer les artéfacts antiques.

C'est alors que Nicolas l'aperçut, sous les doigts crispés du Loup Blanc. Une canne en bois d'olivier, sculpté simplement et sans aucune autre fioriture. Une canne toute simple que Bergelet tenait déjà le jour de l'attentat de l'empereur, vieillie par les siècles, chargée de mystères, comme un artéfact antique. Un sablier était dessiné tout près de la paume.

- Le baron d'Elby possède l'un de ces objets. Il n'est prêt à nous l'offrir que si nous lui cédons la présidence. Nous devons récupérer cet objet et votre poste n'est rien quant à cet objectif.

- Vous parlez de règlement implicite, répondit Bergelet après un instant de silence. Il y a une autre règle implicite qui prévaut depuis 1790. Les membres de la famille d'Elby ne sont pas admis au sein du cercle. Et il me semble que monsieur le baron en fait partie.

- Règle absurde et si le règlement est souple c'est justement pour nous permettre d'ajuster les règles.

- Si je ne démissionne pas, je reste à mon poste. Je n'ai pas envie de démissionner.

- Nous avons décidé de quitter le cercle et de révéler à la presse tout ce que nous savons des mystères du cercle, si vous ne quittez pas la présidence. Vous nous avez mal compris : nous ne voulons plus d'un voleur, régicide et exilé comme premier gardien des artéfacts antiques.

Le sourire du Loup Blanc disparut aussitôt en même temps qu'un éclair de peur traversa son regard. Nicolas le vit resserrer son emprise sur la paume de sa canne, comme pour s'assurer qu'elle était bien à lui. Et le jeune homme comprit : "c'est l'un des objets... Mais lequel ? Et pourquoi est-elle entre ses mains et non pas dans un coffre à l'abri des regards ?". Il hésita à poser la question, mais préféra se taire, comprenant que son ignorance le mettait encore une fois en situation de faiblesse dans ce cercle.

- Je voudrais discuter seul à seul avec le baron, laissez-nous, dit alors Bergelet.

On eut une hésitation. Mais après les avoir fouillés et ôté à Nicolas son poignard, à Bergelet son pistolet, ils sortirent. Le Loup Blanc et le fils de Sisyphe se retrouvèrent seuls dans la pièce et c'était leur premier tête à tête. Ils ne dirent rien, au début. Ils s'observèrent comme deux loups s'observent avant un combat. Bergelet fut le premier qui attaqua :

- Comment va votre femme ?

S'il pensait le menacer en s'en prenant à un être cher, il se fourvoyait...

- Je n'en sais rien, répondit Nicolas laconique. Votre empire ne vous manque pas ? L'Empereur me mange dans la main et je peux vous rendre vos richesses demain si vous acceptez notre marché.

- Qu'est-ce que cela vous fait de dormir près d'une autre, de faire l'amour avec une autre, de ne voir tous les jours que Louise d'Aubissac quand votre cœur continue de battre pour ma fille ?

Nicolas ne répondit pas, mais la lueur rageuse qui traversa son regard représenta pour Bergelet la plus belle des réponses. Il se leva et vint ouvrir la porte de derrière en appelant :

- Ambre.

"Elle est ici", songea le jeune homme en sentant ses sens s'affoler déraisonnablement. Il se leva, le regard fou, pour l'accueillir, voulut se précipiter vers cette ombre qui apparaissait au bout du couloir. Mais Bergelet, ravi de son effet, ajouta :

- Vous pourrez lui parler de l'enfant qu'elle a abandonné aux marches d'une église. De votre enfant.

Et Nicolas crut devenir fou.

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